Lettre 1334 : Hervé-Simon de Valhébert à Pierre Bayle
• A Paris ce 11 dec[em]bre 1697
Il ne me pouvoit rien arriver de plus agreable pour bien finir l’année 1697 Monsieur, que la reponse toute hon[n]ete, et toute obligeante dont vous avez honnoré ma lettre [1] : ce que je trouve, et ce qui en meme tem[p]s me remplit de confusion, c’est la diligence* de votre lettre, à laquelle je repon[d]s par une opposition de cinq semaines de paresse. Mais je vous veux laisser le champ libre aux reflexions, et je ne doute pas que vous ne pensiez, que j’ay voulu attendre l’occasion de la nouvelle année pour vous en souhaitter un heureux commencement, et vous protester de repondre de mon mieux à l’honneur que vous me faites de m’accorder si genereusement la part que je vous demandois à votre amitié. Comme je recus votre lettre en entrant chez Mr notre illustre abbé [2], et que je n’eus pas le loisir de la lire entiere, avant que d’arriver à la porte de son ap[p]artement, j’entrai ma lettre à la main, comme vous parliez de luy a limine [3] : je la lui presentai, il la lut tout haut ; me chargea de vous bien faire sentir combien il vous etoit obligé de vous souvenir de lui d’une maniere aussi obligeante, et aussi honnete*.
Je ne preten[d]s pas, Monsieur, tirer vanité du peu que j’ay contribué du mien à l’edition des Etimologies de feu Mr Menage [4]. C’est trop peu de chose ; car hors le soin de l’arrangement et de la correction du vivant de l’auteur, et de la peine que j’ay eüe à digerer les manuscrits de celles de Mr / de Caseneuve [5], je n’ay pas la vanité de croire que j’aye produit une seule erudition à qui que ce soit : il y a beaucoup de mots de ma province [6] sur lesquels j’ai voulu donner mes conjectures. Mr Huet mon illustre compatriote [7] pourroit bien faire quelque chose de plus[,] mais le parti qu’il a prit [ sic] nous ote toute esperance. Il travaille pour des gens qui le dodinent*. Ils ont raison car il a soin de grossir tous les jours leur bibliotheque de tout ce qu’il trouve de plus excellent, et de plus rare en livres, et à ses propres frais [8]. Quel dommage que le Lexicon Cambra Britannicum Joan. Davies [9] se trouve enseveli pour jamais dans cette bibliotheque ! encore s’il en avoit fait present au Roi pour sa bibliotheque publique où il n’est pas, le public lui en seroit obligé, au lieu qu’on le maudira de le laisser à une Republique codindique universellement incommunicative [10] ; un livre de la rareté, et de l’excellence de celui ci, enrichi meme de ses savantes notes m[anu]s[crite]s.
Comme votre ouvrage est un grand ouvrage, et que je ne sais pas quand je pourrai en avoir un exemplaire, je voudrois bien que vous me fissiez l’amitié de me dire si vous y avez donné vos conjectures sur Aristaenet [11] : si vous en avez parlé, il seroit inutile de perdre le tem[p]s à m’en ecrire, je le verrai sur le premier que je trouverray, mais si vous n’en avez rien dit, vous me feriez plaisir de me dire ce que vous en pensez ; n’a t’on point imprimé chez vous une sotte traduction qu’on nous en donna ici il y a deux ans ? L’auteur dit qu’il l’a faite sur le grec ; Dieu sait si cela est vrai [12] : peperit tandem Buhursius, et natum est N. J. C. T. è græco-lat[ine] en beau francois selon l’usage des ruelles [i], et je croi que c’est à cause de cela qu’il n’a pas plu à M gr notre prelat [13], permettre que ce bel enfant portat les armes d’un tel pere. On m’a dit que chacun s’empresse à le critiquer, et l’on va voir beau jeu, d’habiles gens s’en melent. On nous a donné ici depuis peu l’histoire d’un de nos rois Charles VII [14], je ne l’ai pas vuë, mais j’en ay ouï dire beaucoup de bien ; oserois-je bien vous prier, Monsieur, de presenter mes civilitez à Mr Hartsoeker [15] et à Mr Léers votre libraire. Il m’avoit promis de m’envoier les journ[au]x / de Mr Chauvin [16], quand il enverroit quelque paquet à Mr notre abbé ; mais je croi qu’il m’a oublié[.] Je voudrois bien avoir aussi Le Monde enchanté de Mr Becker, et la reponse de Mr Benj. Binet [17] : mais il faut attendre l’occasion, aussi bien que pour votre Diction[n]aire critique ; car le peu que j’en ay vu ici il y a plus d’un an, m’a plu, et m’a charmé à un tel point, que si je n’avois point d’argent pour l’acheter ; je vendrois ceux que j’aime le mieux parmi les miens pour l’acquerir. Mr Dubose [ sic] nous fit hier part de votre derniere chez Mr Bignon le p[remier] P[resident] des G[rands] C[onseils] [18] il dit qu’il a deja veu le factum pour M [m]e Mazarin par M. de S[aint]-E[vremond] [19].
Vous trouverez ici un petit billet du pauvre Bernier [20]. Je n’ai pas le tem[p]s de le copier de peur d’en dire plus que lui sur l’article de ses ouvrages.
Faites moi l’honneur de m’aimer un peu et soïez persuadé que je vous honnorerai toute ma vie, et que je serai toujours avec toute l’estime que vous meritez, Monsieur, votre tres humble etc.
Vous voulez bien, Monsieur, que je vous sup[p]lie de faire mes civilitez à Mr Basnage votre voisin et votre ami [21] ; j’ay l’honneur d’etre son compatriote [22] et d’avoir eu part à l’estime de feu Mr Bigot qui mourut en l689, à Roüen [23] : quand mon esprit sera un peu tranquilisé, je me donnerai l’honneur de lui demander part à son amitié.
Notes :
[1] La dernière lettre connue de Bayle à Valhébert date du 31 octobre (Lettre 1321). La remarque suivante de Valhébert fait penser qu’au moins une lettre de l’un et de l’autre s’est perdue. De plus, Bayle avait envoyé, avec sa lettre du 31 octobre, le texte de ses Réflexions sur le Jugement de Renaudot ; or, dans la présente lettre, Valhébert n’évoque pas cet envoi.
[2] L’abbé Jean-Paul Bignon, à cette date prédicateur du roi ; Valhébert était son bibliothécaire : voir Lettre 1000, n.36.
[3] a limine : « dès le pas de la porte ; au début [de votre lettre] ».
[4] Sur l’édition posthume du Dictionnaire étymologique de Ménage, établie par Valhébert, voir Lettre 1190, n.5.
[5] Pierre de Caseneuve (1591-1652), chanoine de Saint-Etienne de Toulouse, dont les travaux sur « les origines françoises » sont inclus par Valhébert dans le Dictionnaire étymologique (1694) de Ménage. Voir D. Droixhe, « Quelques mots sur Ménage, Saumaise, Vossius et l’étymologie française », in I. Leroy-Turcan et T.R. Wooldridge (dir.), Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe. Le rayonnement de son œuvre linguistique (Lyon 1995), p.187-202, et L. Caminiti Pennarola, « La correspondance entre Gilles Ménage et Pierre-Daniel Huet : une réflexion sur la langue », ibid., p.167-186.
[6] Valhébert était Normand, comme on peut le déduire de la formule suivante concernant Pierre-Daniel Huet ; nous apprendrons par la suite de cette même lettre qu’il était né à Rouen : voir ci-dessous, n.23.
[7] Pierre-Daniel Huet, né à Caen : sur lui, voir Lettre 23, n.5.
[8] Huet était depuis 1692 évêque d’Avranches ; en 1699, il allait échanger cet évêché contre l’abbaye de Fontenay, mais il devait s’en démettre pour passer les vingt dernières années de sa vie dans la maison professe des jésuites à Paris. Il devait léguer sa bibliothèque à la Compagnie de Jésus. Le propos de Valhébert s’éclaire par la phrase suivante, où il semble regretter que Huet ait l’intention de léguer sa bibliothèque aux jésuites. Le ton de Valhébert reflète sans doute l’attitude de l’ abbé Bignon. La Bibliothèque royale devait acquérir par la suite la bibliothèque de Huet léguée aux jésuites, de sorte qu’on y trouve des exemplaires précieux (Sextus Empiricus, Gassendi, Pascal) annotés par Huet.
[9] Le dictionnaire gallois-latin de John Davies, Antiquæ linguæ britannicæ, nunc vulgo dictæ Cambro-Britannicæ et Linguæ Latinæ Dictionarum Duplex [...] (Londini 1632, folio).
[10] Valhébert joue sur les termes de « dodiner » et de « codinde ». Une tradition voulait que le codinde (coq d’Inde) ait été ramené en Europe par les jésuites. La « république codindique universellement incommunicative » est donc la Compagnie de Jésus, héritière de la bibliothèque de Huet, à laquelle le public n’aurait donc plus accès.
[11] Bayle ne semble pas avoir fait d’allusion dans le DHC à l’épistolographe Aristénète. L’index renvoie à l’article « Laïs », rem. N, mais Bayle y cite non pas Aristénète mais Athénée.
[12] Cette « sotte traduction » est d’ Alain-René Lesage ; elle s’intitule Lettres galantes d’Aristenète. Traduites du grec (Rotterdam 1695, 12°).
[i] Peperit tandem Buhursius et natum est N.J.C.T. : en faisant écho au parturient montes d’Horace, Valhébert se moque de la traduction du Nouveau Testament par Bouhours.
[13] Louis-Antoine de Noailles, archevêque de Paris.
[14] Nicolas Baudot de Juilly (1678-1759), Histoire de Charles VII (Paris 1697, 12°, 2 vol.).
[15] Sur le voyage de Nicolas Hartsoeker aux Provinces-Unies, voir Lettres 1168 (et n.26) et 1176, n.18.
[16] Sur Etienne Chauvin et son journal, Nouveau journal des savants (Rotterdam et Berlin 1694-1698, 8°, 4 vol.), voir Lettre 716, n.7.
[17] Sur l’ouvrage de Balthazar Bekker, voir Lettre 835, n.11. Valhébert évoque également l’ouvrage de Benjamin Binet, Traité historique des dieux et des démons du paganisme, avec des remarques critiques sur le système de Bekker (Delft 1696, 12° ; Amsterdam 1699, 12°), qui est mentionné par Basnage de Beauval dans l’HOS, novembre 1695, art. XV, et qui fait l’objet d’un compte rendu dans le même périodique, mai 1696, art. XI.
[18] Jean-Baptiste Dubos lisait donc régulièrement les lettres qu’il recevait de Bayle devant le cercle de Jérôme II Bignon, premier président du Grand Conseil, comme le faisait également François Janiçon : voir Lettre 1180, n.4. Cette allusion permet donc de saisir sur le vif l’étendue de la « communauté virtuelle » de la correspondance de Bayle.
[19] Saint-Evremond, Factum pour Madame la duchesse de Mazarin contre Monsieur le duc Mazarin, son mari, publié dans les Œuvres meslées, n lle éd. (Paris 1697, 12°, 5 vol. ; Œuvres en prose, éd. R. Ternois, Paris 1962, iv.309). Voir aussi Nicolas Le Clerc, Dissertation sur les œuvres meslées de Monsieur de Saint-Evremont, avec l’examen du factum qu’il a fait pour M. la duchesse Mazarin, contre Mr le duc Mazarin son mary (Paris 1698, 12°), ouvrage dont le compte rendu parut dans le JS du 10 février 1698.
[20] Jean Bernier, maltraité par Ménage : voir Lettre 929, n.18.
[21] Jacques Basnage, pasteur de l’Eglise wallonne de Rotterdam.
[22] Valhébert était donc né à Rouen.
[23] Emeric Bigot, l’érudit rouennais qui avait recommandé Bayle auprès de Ménage, avec qui il était en correspondance de longue date : voir Lettre 69, n.2.