Lettre 1428 : Gottfried Wilhelm Leibniz à Pierre Bayle
Hanover 6/16 avril 1699 Monsieur, Vos lettres [1] ne sçauroient venir trop tard, car elles disent des choses qui ne v[i]eillissent point : mais aussi elles ne sçauroient venir trop tost, à cause du plaisir et des instructions qu’elles donnent. Ainsi on vous en doit estre obligé extremement en quelq[ue] temps qu’elles viennent ; et moy sur tout car j’en profite d’une maniere tout[e] particuliere. Si j’avois sçeu que vostre excellent Dictionnaire reparoistroit si tost, je vous aurois prié d’y inserer ma reponse [2] pour faire tout trouver ensemble ; et encor[e] presentement, si vous me faites part des difficultés qui peuvent / rester, et si je puis donner quelq[ue] éclaircïssement là dessus ; vous en pourriés dire ce que vous jugeriés à propos, avec vostre epicrise*. Je vay suivre cependant le fil de vostre lettre [3]. Vous y remarqués, Monsieur, que les esprits forts s’aheurtent aux difficultés du franc arbitre de l’homme, et qu’ils disent de ne pouvoir comprendre, que si l’ame est une substance creéé [ sic] elle puisse avoir une veritable force propre et interieure d’agir. Je souhaiterois d’entendre plus distinctement, pour quoy la substance creée [ sic] ne sçauroit avoir une telle force, car je croirois plustost que sans cela ce ne seroit pas une substance ; la nature de la substance consistant à mon avis dans cette tendance reglée, de la quelle les phenomenes naissent par ordre, qu’elle a reçüe d’abord et qui luy est conservée par l’auteur des choses, de qui toutes les realités ou perfections emanent tousjours par une maniere de creation continuelle. / Pour ce qui est du franc arbitre, je suis du sentiment des thomistes et autres philosophes qui croyent que tout est predeterminé, et je ne voy pas lieu d’en douter. Cela n’empeche pourtant pas que nous n’ayons une liberté exem[p]te non seulement de la contrainte, mais encor[e] de la necessité : et en cela il en est de nous, comme de Dieu luy meme, qui est aussi tousjours determiné dans ses actions, car il ne sçauroit manquer de choisir le meilleur. Mais s’il n’avoit pas de quoy choisir, et, si ce qu’il fait, estoit seul possible, il seroit sous mis [ sic] à la necessité. Plus on est parfait, plus on est determiné au bien, et aussi plus libre en meme tem[p]s. Car on a une faculté et connoissance d’autant plus étendües, et une volonté d’autant plus resserrée dans les bornes de la parfaite raison. Si ma pensée de la force [4] vous peut donner quelq[ue] satisfaction, Monsieur, et à un petit nombre de personnes qui vous ressemblent, j’en seray assés / content. Peut estre que l’eclaircissement que je vay mettre icy, vous satisfera encor[e] d’avantage. Ma premiere consideration avoit esté autres fois, qu’il se doit conserver dans la nature, de quoy produire tousjours un effect égal : par exemple, plusieurs corps se rencontrant comme il vous plaira dans un plan horizontal, et aucune partie de la force n’estant absorbée par la friction, par le milieu, ou par les parties insensibles des corps ; je jugeois qu’il falloit que tous ensemble fussent tousjours capables par leur[s] impetuosités d’élever un meme poids à une meme hauteur, ou de bander des ressorts determinés à certains degrés, ou de donner certaines velocités à certains corps. Mais en examinant cela de prés, je trouvay que cette conservation de la force ne s’accordait point avec celle de la quantité de mouvement ; la quelle me paroissant appuyée sur une raison trop vague, / au lieu que la conservation de la force estoit confirmée par l’experience et par une raison constante de l’absurdité [du] mouvement perpetuel mecanique ; cela joint à bien d’autres considerations m’empecha de balancer. Cette force est l’estat d’où suit l’action. Mais lors, que vous le prenés, Monsieur, comme si j’entendois un nisus dans les corps, qui ne changent point de place, le quel soit equivalent à l’activité de la translation de lieu en lieu ; je vois que j’ay besoin de m’expliquer, et de dire que je crois que la force est tousjours accompagnée d’une action, et même d’un mouvement local, qui y puisse répondre. Cependant ce n’est pas la quantité de ce mouvement, mais celle de la force qui se conserve : à peu pres comme lors que deux globes se mettent en un, ou vice versa, on ne conserve pas la somme des surfaces mais celle des solidités, quoyq[ue] les solidités ne soyent jamais sans • surfaces / convenables. Mais voici maintenant de quoy achever le denoûment de la difficulté : c’est que j’ay trouvé une nouvelle ouverture, qui m’a fait apprendre, qu’il se conserve non seulement la même force, mais encor[e] la même quantité de l’action motrice, qui est differente de celle du mouvement[,] comme vous allés voir par un raisonnement dont je fus surpris moymême, voyant qu’on n’avoit point fait une remarque si aisée sur une matiere si rebattue. Voici mon argument : dans les mouvemen[t]s uniformes d’un meme corps (1) l’action de parcourir deux lieues en deux heures est double de l’action de parcourir une lieue en une heure (car la premiere action contient la seconde precisement deux fois). (2) l’action de parcourir une lieue en une heure est double de l’action de parcourir une lieue en deux heures (ou bien les actions qui font un même effect sont / comme leur(s) vistesses)[.] Donc (3) l’action de parcourir deux lieues en deux heures est quadruple de l’action de parcourir une lieue en deux heures. Cette demonstration fait voir qu’un mobile recevant une vistesse double, ou triple, à fin de pouvoir faire un double ou triple effect dans un même temps, reçoit une action quadruple ou noncuple. Ainsi les actions sont comme les quarrés des vitesses. Or il se trouve, le plus heureusement du monde, que cela s’accorde avec mon estime de la force tirée soit des experiences, soit du fondement de l’evitation du mouvement perpetuel mecaniq[ue]. Car selon mon estime, les forces sont comme les hauteurs dont les corps pesan[t]s pouvoient descendre pour acquerir ces vistesses, c’est à dire comme les quarrés des vistesses. Et comme il se conserve tousjours la force pour remonter en somme à la même hauteur, ou pour faire quelq[ue] autre effect ; il s’ensuit, qu’il se conserve / aussi la meme quantité de l’action motrice dans le monde ; c’est à dire, pour le bien prendre, que dans une heure il y a autant d’action motrice dans l’univers qu’il y en a en quelq[ue] autre heure que ce soit. Mais dans les momen[t]s mêmes c’est la même quantité de la force qui se conserve. Et en effect, l’action n’est autre chose que l’exercice de la force et revient au produit de la force par le tem[p]s. Ainsi le dessein de nos philosophes, et particulierement de feu M. des Cartes a esté bon, de conserver l’action, et d’estimer la force par l’action, mais ils ont pris un qui pro quo, en prenant ce qu’ils appellent la quantité de mouvement pour la quantité de l’action motrice. Il n’y a que très peu de personnes à qui j’aye fait part de ce raisonnement, ne le voulant pas prostituer auprés de ceux qui n’ont point de goust pour les pensées abstraites. Je ne parle pas icy des forces et actions respectives / qui se conservent aussi, et ont leur[s] estimes à [part] : et il y a bien d’autres egalités ou conservations merveilleuses, qui marquent non seulement la constance, mais encor[e] la perfection de l’auteur. Je suis avec zele Monsieur vostre tres humble et tres obeïssant serviteur
Notes :
[1] Leibniz répond à une lettre de Bayle qui ne nous est pas parvenue, où celui-ci soulevait de nouvelles objections à la conception leibnizienne de
[2] Leibniz fait allusion à sa « Lettre à l’auteur, contenant un eclaircissement des difficultez que Monsieur Bayle a trouvées dans le systême nouveau de l’union de l’ame et du corps », parue dans l’HOS, juillet 1698, art. V, p.329–342. Il s’agit de sa défense contre les objections de Bayle dans le DHC, art. « Rorarius », rem. H : voir Lettres 1402, n.2, et 1428, n.1.
[3] La lettre de Bayle à Leibniz ne nous est pas parvenue.
[4] Leibniz reprend les éclaircissements qu’il avait proposés à Malebranche dans sa lettre du 12 octobre 1698 (Lettre 1386).
[5] Sur Vincent Placcius, auteur de De scriptis et scriptoribus anonymis atque pseudonymis syntagma, voir Lettres 350, n.8, et 1143, n.3. Leibniz lui avait adressé une dernière lettre le 6 janvier 1699, qui resta sans réponse (Akademie-Ausgabe, n° 201) ; Placcius venait de mourir – le 6 avril 1699 – à la date de la présente lettre.