Lettre 24 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[Coppet, le 17 octobre 1672]

Je vous ay attendu tous ces jours passés, mon cher Monsieur, croyant que vous ne laisseriez pas passer la sepmaine sans venir voir faire vendanges : mais ma croyance m’a trompé ce coup* là puis que selon toutes les apparences vous etes encore à faire la promenade que vous m’appreniez vouloir faire à Cilligny [1]. Cependant vous ne sauriez croire combien ma curiosité se remet des ravages qu’une trop longue diette avoit fait[s] dans ses etats. Vos dernieres lettres [2] ont eté si succulentes et si moüelleuses qu’elles l’ont presque remise à haute graisse, et je suis fort seur qu’avec 2 ou 3 semblables repas elle sera dans le meilleur embonpoint du monde. Si donc votre santé vous le permet, ne luy refusez pas ce peu qui luy manque pour recouvrer une parfaitte constitution, mais plutot daignés luy fournir de votre grace dequoi revenir à son premier etat. Je dis si votre santé vous le permet, car comme je vous le disois dernierement [3] j’aimerois mieux que ma curiosité fut mille fois aneantie, que de vous causer quelque indisposition ; et c’est asseurement un sacrifice que je seray toujours pret de faire que d’immoler ma manie pour les nouvelles à votre santé. Vous croirez peut etre que c’est vous abandonner une chose qui me soit indifferente, mais sachez Monsieur, que s’il y avoit lieu d’opter j’aimerois mieux me defaire de mes cheveux que de ma curiosité, cependant vous savez que les cheveux etoient la derniere chose qu’on immolat à la tempete, et qu’on n’en venoit à se les coupper qu’apres avoir inutilement tenté par cent autres voyes la pacification de la mer. C’est pourquoy Petrone appelle cette ceremonie ultimum notum naufragorum [4]. Je suis fort trompé ou Berenice [5] n’estoit pas de mon sentiment, car si elle eut cru pouvoir sauver son mary en faisant un sacrifice de sa curiosité, apparemment elle n’en auroit pas fait un de sa chevelure, comme elle fit afin d’obtenir sa guerison. Pour si curieuses que soient les femmes de leur naturel, il faut croire charitablement qu’elle auroit consenty à n’etre de sa vie curieuse pourveu qu’en ce faisant elle eut peu sauver ses beaux cheveux, et la vie de son mary. Mais qu’importe que Berenice et moy ne sympathisions pas sur le chapitre de la chevelure, tant y a que j’aimerois mieux voüer la mienne à Esculape [6] que de renoncer à la gazette. Puis que nous en sommes venus si avant, tant vaut il que j’ajoute qu’il eut eté à souhaitter pour Absalon qu’il se fut trouvé dans une grande tempete où selon la coutume il eut eté obligé de se raser, car peut etre que ses cheveux n’auroient pas eté assés longs le jour qu’il donna la bataille contre son pere pour l’aller pendre mal à propos entre les branches d’un arbre [7]. S’il eut peu prevoir la piece qu’ils luy devoient joüer un jour il n’y a point de doutte qu’il ne se seroit pas laissé dire 2 fois de les mettre bas et qu’à la premiere requisition de satisfaire par cette offrande la tempete, il eut couru plus vite aux ciseaux que cet Espagnol ne courut vers sa femme pour la jetter dans la mer dés qu’il eut ouy que chacun eut à se defaire de las cosas mas pesadas[scol] sa raison etoit que no tenia cosa que fuesse mas pesada, et qu’ainsi il ne pouvoit mieux obeyr au commandement qui avoit eté fait dans le vaisseau qu’en jettant sa femme dans la mer [8]. Pour Apollon, je croy qu’il se seroit bien fait tirer l’oreille si les dieux avoient exigé de luy sa chevelure comme un moyen d’arreter les geans qui les vouloi[e]nt chasser du ciel. Car il se piquoit si fort de ses longs cheveux que les poetes qui vouloi[e]nt le mieux capter ses bonnes graces l’appelloient intonsum :

Dianam tenerae dicite virgines

Intonsum pueri dicite Cynthium [9] .

Horat[ius] l. 1 Od[arum] 21

J’avoue que je ne suis pas infatué de mes cheveux, mais pourtant il me facheroit fort d’etre une tete pelée, et cela etant j’ay dit plus qu’on ne penseroit d’abord quand j’ay preferé ma curiosité à ma chevelure. Comme je n’ayme pas les cheveux qu’on achete à beaux deniers contans [10] et que d’ailleurs il me seroit impossible d’aller tete nuë par quelque tems qu’il fit, je ne me deferois pas volontiers de ce qui m’empeche d’etre chauve. Si j’avois la constance d’un Cæsar qui marchoit la tete decouverte aussi bien par le soleil comme par la pluye

Tum vertice nudo

Excipere insanos imbres cœlique ruinam [11] ,

ce seroit un autre affaire*. Mais Monsieur n’admirerez vous pas mes egaremens ? Auriez vous jamais pensé en commenceant de lire cette lettre que je vous y ferois un grand regal de la chevelure de Berenice, de celle d’Absalon et de celle de Phœbus. Moy meme je n’aurois jamais cru que je donnerois *, et qui* m’en auroit juré encore eussai je bien eu de la peine à m’imaginer que les cheveux me serviroient de lieu commun. Si je voulois le pousser j’aurois bien de choses à dire quand je ne commencerois qu’à Samson [12] et que je ne poursuivrois que jusques à Clodion le chevelu [13] mais il ne faut pas vous empetrer dans une matiere si desagreable. Vous savez qu’il y a de gens de la plus haute volée comme vous diriés[,] papes ou empereurs[,] qui ont pery par le moyen d’un brin de cheveu, jugés à quel peril je ne vous exposerois pas si je vous etallois 2 ou 3 feuilles. On dit que les universitez de Hollande en ont eté longtems divisées sur le sujet des chevelures et que les presses ne rouloient que pour cela. Mr de Saumaise qui se meloit de tout, tira aussi son coup de pistolet et fit imprimer 2 ou 3 volumes De coma [14]. Avant que de finir je vous avertis Monsieur que quand j’ecris une lettre je suis semblable à cette republique de Hollande qui avoit pris pour devise un vaisseau exposé à toutes sortes de vens avec ce mot incertum quo fata ferent [15]. Cela veut dire que je n’ay rien de pret et que je paye de la premiere chose que mon imagination me presente, et ainsi Monsieur vous vous etonnerez moins de voir si peu de justesse, et tant d’irregularité dans mon stile.

S’il s’agissoit de vous rendre mon obeissance j’y apporterois incomparablement plus d’exactitude puis que je suis sans reserve votre tres humble etc

le 17 octobre 1672

Notes :

[1C’est-à-dire, Céligny.

[2Ces lettres ne nous sont pas parvenues.

[3Sur la santé de Minutoli, voir Lettre 23.

[4Voir Pétrone, Satiricon, ciii : « l’ultime recours des naufragés ». Ces mots appartiennent à un fragment qui se trouve dans un manuscrit du Satiricon découvert en 1650 à Trau en Dalmatie. Ce manuscrit fut publié séparément à Padoue en 1664 et à Amsterdam (Amstelodami 1669-1671, 8 o, 2 vol.). Dans cette dernière édition, qui fut la première complète, il est joint aux autres extraits de Pétrone.

[5Bayle fera allusion à cette reine, fille de Ptolémée Philadelphe et femme de Ptolémée Evergetes dans le DHC, dernier des articles « Bérénice », rem. H(33). Il renverra alors à Hygin, Astronomie, ii.xxiv, mais ici sa source est sans doute Catulle, Poésies, lxvi.9-12.

[6Esculape, dieu de la médecine, chargé de guérir Minutoli.

[7Sur la révolte d’ Absalom contre son père, le roi David, voir 2 S xv-xviii, et surtout xviii.9-17.

[8La plaisanterie roule sur le sens littéral (pesant, d’un grand poids) : « les choses les plus pesantes », et le sens imagé (gênant, insupportable) de l’adjectif : « il n’y avait rien de plus encombrant que sa femme ». A cause de sa connaissance du latin, de l’occitan et du français, Bayle lisait sans peine l’espagnol, langue dont l’orthographe était encore assez flottante au dix-septième siècle.

[9Voir Horace, Odes, i.xxi.1-2 : « Chantez Diane, jeunes vierges ; chantez, jeunes garçons, le dieu du Cynthe [c’est-à-dire, Apollon, que Bayle appelle plus loin Phœbus] dont les cheveux n’ont jamais été coupés. »

[10On sait qu’au dix-septième siècle les hommes des milieux aisés portaient des perruques quand leur chevelure naturelle se faisait rare.

[11Voir Silius Italicus, La Guerre punique, i.250-51 : « pour recevoir enfin tête nue les pluies orageuses et les torrents du ciel ».

[12Sur Samson, personnage biblique dont la force extraordinaire était liée à sa longue chevelure, voir Jg xiii-xvi.

[13Clodion le Chevelu, roi des Francs Saliens dans la première moitié du cinquième siècle, est mentionné par Grégoire de Tours ; on le tenait, au dix-septième siècle, où l’on avait une vision fantaisiste du haut moyen âge, pour le troisième roi de la dynastie mérovingienne, « première race » des rois de France.

[14En 1644, la communauté réformée de Dordrecht fut bouleversée et divisée à la suite d’une prédication du pasteur Jacob Borstius qui condamnait une mode qui s’imposait de plus en plus, celle du port de cheveux longs par les hommes ; de proche en proche, la question agita beaucoup de réformés dans les Provinces-Unies. Les érudits et les théologiens multiplièrent les prises de position : les plus rigoristes condamnaient, sur la base de 1 Co xi.6-13, la nouvelle mode masculine. Bayle cite ici la lettre de Claude Saumaise, Epistola ad Andream Colvium super cap. xi primæ Corinth. (Lugduni Batavorum 1644, 8 o) ; A. Colvius (1594-1671) était pasteur wallon à Dordrecht ; la seconde partie de cet ouvrage contient une lettre de G.-J. Vossius à Saumaise : Epistola de cæsarie virorum et mulierum coma. Saumaise, qui tenait la longueur des cheveux pour une affaire indifférente, avait vu son opinion ardemment combattue par divers rigoristes, en néerlandais et en latin. Il se défendit dans un dialogue (anonyme et dont il feignit de n’être pas l’auteur), De coma dialogus primus Cæsarius et Curtius interlocutores (s.l. 1645, 8 o). Sur cette controverse, voir M.-A. Perk, « Une question capillaire : épisode de l’histoire ecclésiastique des Pays-Bas (1643-1645) », BCHEW, 2e série, 1 (1896), p.186-208 ; voir aussi C. Saumaise et A. Rivet, Correspondance échangée entre 1632 et 1648, éd. H. Bots et P. Leroy (Amsterdam, Maarssen 1987) : les lettres de Saumaise à Rivet clxii (p.352), clxiii (p.353), clxxxiv (p.387) et ccliv (p.502).

[15Virgile, Enéide, iii.7 : « sans rien savoir du lieu où les destins nous porteront ». Le texte de Virgile porte ferant.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261744

Institut Cl. Logeon