[A Rotterdam, le 10 / 20 mai 1684]
Nobles et très puissants Seigneurs

Déjà une certaine rumeur était venue à mes oreilles de l’honneur que vous m’avez conféré quand votre lettre d’hier l’a confirmé [1]. On s’étonnera que je n’aie pas profité tout de suite de votre bienfait ni n’aie pris plus tôt le chemin de Frise ; ce bienfait, cependant, est de telle nature et me paraît si précieux toutes les fois que je réfléchis tantôt quelle est l’académie de Franeker, tantôt qui je suis, qu’il ne semble rester nul lieu à l’hésitation ou au retard ; pour ma part, cependant, je vous demande, si votre bienveillance le permet, d’accorder quelque délai pour que je considère plus mûrement ce que peuvent supporter mes épaules et ce qu’elles refusent [2], car je suis homme à préférer me soustraire à une charge honorable, plutôt qu’une fois acceptée de ne pas l’illustrer avec soin et application et de tout mon pouvoir. Il est juste, donc, que je médite préalablement en moi-même et avec des amis qui me connaissent à fond, moi et ma nature intime dans cette santé peu robuste qui m’est habituelle [3], pour savoir si je suis propre à m’acquitter avec distinction d’une telle fonction, de peur que, sans consulter mes forces, je ne subisse un fardeau auquel je ne sois pas égal et que, par manque de santé, je ne devienne impropre à diriger et à promouvoir les études des jeunes gens. Telle est votre bienveillance et votre bonne volonté envers moi, qui en suis si peu digne, que j’espère, nobles et très puissants Seigneurs, que vous supporterez patiemment que, dans l’intérêt de votre éminente académie plutôt que dans le mien, je sollicite un certain temps de réflexion, afin que je puisse soumettre cette affaire à l’examen. Je ferai connaître ma décision définitive aussi tôt que possible, et quelle qu’en soit l’issue, je vous garderai toujours une juste révérence et une âme toujours reconnaissante, priant Dieu qu’il vous accorde tout bonheur.

Donnée à Rotterdam le 10 mai par le serviteur très humble et très obéissant de vos très puissants Seigneurs.

Notes :

[1Sur le refus par Bayle du poste à l’Université de Franeker, voir Lettres 267, 268 et 274.

[2Voir Horace, Art poétique, 39-40.

[3Bayle était sujet à des migraines : voir Lettre 277. Le travail intense à la rédaction des NRL allait entraîner un état d’épuisement comparable à ce que nous appellerions aujourd’hui une dépression nerveuse. Cependant, à cette date, la santé fragile de Bayle sert plutôt de prétexte : le motif qui le retient à Rotterdam est sans aucun doute « la grande machine des actions des hommes, qui est le trahit sua quemque voluptas » (Lettre 260) ; rien de ce qu’on lui promettait à Franeker ne pouvait balancer les deux avantages si heureusement complémentaires qu’il avait trouvés à Rotterdam : des loisirs studieux et « une ville belle et florissante où on a des connaissances toutes faites et où on trouve tant de François, ou parlant françois, qu’à peine sent-on qu’on est étranger » (Lettre 269, p.).

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