Lettre 282 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

• [Maastricht, le 3 juin 1684] [1]

Je ne sçavois rien du tout, mon cher Monsieur, des Nouvelles de la rep[ublique] des lettres. Pilon  [2] ne m’en avoit rien dit, soit qu’il l’eut oublié, ou, ce qui est plus vray semblable, qu’il n’eut rien conceû à ce que vous luy dites sur ce sujet. Je vous remercie tres humblem[en]t du présent que vous m’en faites [3], et, en mesme temps, vous félicite sur ce nouvel employ que vous avez bien daigné prendre, et qui etoit si necessaire dans un païs de literature*, comme celuy cy. Il me semble que vous faites fort bien le Photius  [4], et que les extraits que vous nous donnez des autheurs, sont les plus belles analyses du monde. J’ay peur pourtant, mon cher Monsieur , qu’il n’y en ait d’un peu longuetes et qu’on ne vous reproche d’y fourer un peu trop souvent de petites réflexions. Ce n’est pas qu’elles ne soient justes et tres joliment dites : mais au fonds, dans le poste d’épitomateur [5], où vous vous retranchez, il ne faut que rapporter simplement et naifvem[en]t* un autheur, sans l’etofer de ses remarques, comme dans la page 78 « tant il est vray que le monde fait etc… » [6][,] pag[e] 81 « Voila dequoy exciter l’emulation des habiles gramm[airiens] » [7]. J’ay peur encore qu’on ne trouve vostre « Eloge de Mr de La Roque » [8], un peu diffus. Ces sortes d’ouvrages, dans un journal s’entend, doivent estre courts, serrez, et fort laconiques. Il y en a un bel exemple si je ne me trompe, chez Patercule touchant Cæsar  [9] et autant qu’il m’en peut souvenir, cet eloge est de deux pages.

Je ne connoissois point Mr Cuper  [10]. C’est un brave homme. J’achepteray au premier jour son ouvrage, dés que j’auray de l’argent un peu plus que je n’en ay : mais quand j’en aurois beaucoup, ce ne sera pas pour Darmanson  [11]. L’enragé ! Aller mettre Dieu en jeu pour prouver une extravagance ; et employer sérieusement la theologie dans un sujet si frivole. Il faut que ce soit une théologie de bestes, que la sienne. Excusez la liberté que je me donne. Vous voulez que j’agisse comme cela avec vous, et vous avez raison au fonds, car on ne peut pas estre avec plus de franchise, que je suis et que je seray toujours à vous.

 
Du Rondel. / 

 

J’oubliois de vous dire que vous ayez la bonté de mettre un exemplaire pour moy, dans le pacquet de Mr Le Faucheur [12]. Je ne manqueray pas de les payer à Des Bordes , à qui je pourrois bien un de ces matins envoyer Epicure [13], si je pouvois me resoudre à le décrire. Mais, un de mes amis de Champagne me doibt envoyer un gros pacquet d’ecritures theologiques, et si Des Bordes est d’humeur à imprimer, je les luy envoyeray ; car il me semble qu’un libraire à qui Pilon en a parlé en Hollande ne s’empresse gueres à en demander des nouvelles.

Mr L[e] Faucheur doibt donner l’exemplaire à Mr Du Ple[s]sis [14].

Il l’a receû, et vient de chez moy pour me remercier de l’honneur de vostre connoissance. Il estime beaucoup vostre ouvrage. Voila encore son lacquais qui m’apporte un billet [15].

• A Monsieur/ Monsieur Bayle. Professeur/ en Philosophie/ A Roterdam

Notes :

[1Nous datons cette lettre du 3 juin 1684. En effet, elle avait paru dans les Essais hebdomadaires (25 mai 1730), p.106-108, sous la date du « 24 août 1684 » ; elle fut reproduite dans la Bibliothèque raisonnée (avril-juin 1731), p.312-314, sous la date du « 24 mai 1684 » ; or, cette dernière date est plausible si on l’entend en style julien, car les NRL furent mises en vente le 27 mai, nouveau style, et Du Rondel accuse ici réception de leur premier fascicule.

[2Pilon est un ami de Jacques Du Rondel à Maastricht ; nous ne savons rien d’autre de lui.

[3Le premier fascicule des NRL, daté du mois de mars 1684, sortit des presses le 27 mai ; le deuxième fascicule, du mois d’avril, venait de paraître le 2 juin. La lettre de Bayle à laquelle Du Rondel fait ici allusion est perdue.

[4Patriarche de Constantinople au siècle possédant une grande érudition et doué d’un esprit pénétrant, Photius a laissé sous le titre de Bibliothèque ou Myrobiblion une vaste et précieuse compilation d’auteurs dont beaucoup ne nous sont connus ou ne nous sont guère connus que par elle. Voir Photii Myriobiblon, siue, Bibliotheca librorum quos Photius patriarcha Constantinopolitanus legit et censuit Graecè edidit David Hoeschelius Augustanus, et notis illustrauit ; Latinè verò reddidit et scholijs auxit Andreas Schottus Antuerpianus. Opus insigne, e quo theologi, medici, philosophi, historici, oratores, et philologi vberrimum fructum et iucundissimum capere possunt (Genevæ 1612, folio) et Photius, Bibliothèque, texte établi et traduit par René Henry, gr. et fr., 9 vol., « Collection byzantine » (Paris 1959-1977, 8°).

[5Le néologisme « épitomateur », tiré du grec «  », abrégé, est dû à Du Rondel et non pas à Bayle, qui, dans la Préface des NRL, souligne qu’il entreprend de parler « sans partialité déraisonnable » des ouvrages de controverse : « Nous ferons plutôt alors le métier de rapporteur que celuy de juge, et nous ferons des extraits aussi fidèles des livres qui seront contre nous, que de ceux qui seront pour nous. »

[6« Tant il est vrai que le monde fait dépendre depuis long-tems ses craintes et ses espérances de mille chimeres fortuites » ( ibid.).

[7À propos de la traduction de pistis en français ( NRL de mars 1684, art. VIII), Bayle conclut : « Voilà de quoi exciter l’émulation des habiles grammairiens » ; sur cette traduction, voir aussi Lettre 281, n.14.

[8Cet éloge de Mathieu de Larroque est de Jacques Basnage : voir Lettre 258, et NRL, mars 1684, art. V.

[9Voir Velleius Paterculus, Abrégé d’histoire romaine, en deux petits volumes. Paterculus fait le portrait de Jules César et résume sa carrière en quatre paragraphes compris dans trois courtes sections ( II.xli-xliii).

[10Gisjbert Kuiper (Cuper) (1644-1716), qui avait été professeur d’histoire à l’académie de Deventer, était député d’Overijssel aux Etats généraux des Provinces-Unies. Il correspondit avec Bayle à partir d’août 1684 (voir sa lettre du 2 août). Son Apotheosis, seu consecratio Homeri fait l’objet de l’art. VIII des NRL de mars 1684 (voir Lettre 281, n.14).

[11J. Darmanson, dont l’ouvrage La Bête transformée en machine avait été présenté dans les NRL de mars 1684, art. II (voir Lettre 281, n.11).

[12Sur Frédéric Le Faucheur, pasteur à Maastricht, voir Lettre 245, n.8.

[13Du Rondel avait déjà publié sa Vie d’Epicure (Paris 1679, 12°), et ne devait en faire paraître que bien plus tard la version latine, De vita et moribus Epicuri (Amsterdam 1693, 12°). Il s’agit sans doute ici d’un projet qui ne s’est pas réalisé.

[14Sur le pasteur Frédéric Le Faucheur, voir ci-dessus n.12 ; sur C. Du Plessis, voir Lettre 236, n.1.

[15La lettre de remerciement annoncée ici par Du Rondel, apportée par le laquais de C. Du Plessis, ne nous est pas parvenue.

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