Lettre 33 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Si je savois quel sera le sujet de cette lettre, mon cher Monsieur, je vous donne ma parole qu’elle ne seroit pas aussi ennuiante, que vous la trouverez apparemment*. Mais, comme je ne sai pas où le hazard conduira ma plume, je ne puis vous repondre de rien. Je crois vous avoir dit d’autres fois [1], que je m’embarque à écrire une lettre, sans savoir quelle route je dois tenir ; et, qu’en quelque façon, (
Un homme, aussi duppe que moi, ne sauroit aporter trop de precaution pour se garentir des pieges de l’allegorie ; et, cela étant, vous me pardonnerez bien, Monsieur, la petite brusquerie que je lui ai faite. Si j’avois à choisir une favorite parmi les figures, à l’exemple de Socrate, qui se saisit de l’ironie pour sa part [7] ; ce ne seroit pas la metaphore continuée, qui toucheroit mon inclination. Elle a je ne sai quoi qui me choque ; et, quand je remarque la naturelle inclination qu’elle a à s’enfler, je ne manque jamais de lui dire ce qui fut dit à la grenouille : « que quand elle se creveroit, elle n’arriveroit pas à la juste grandeur de la chose qu’elle designe » :
Par eris [8]
Vous rirez, Monsieur, de me voir avouër si bonnement que je parle à des figures. Mais, quoi ! n’y a-t-il pas eu des gens, qui ont apostrophé l’ironie ; qui l’ont appellée à leur secours ; ou qui lui ont fait commandement de se retirer pour un tems ? J’en pourrois alleguer des exemples. Mais, comme vous les savez beaucoup mieux que moi, je vous épargnerai la peine de les lire ici. A propos de l’ironie ; puis que j’ai commencé de vous decouvrir mes degouts, il faut que je vous avouë franchement qu’elle me deplaît en bien des rencontres ; et cela, parce qu’elle est trop sanglante, et qu’elle fait voir plus de malignité qu’une invective declarée. Car, qui doute qu’il n’y ait plus de venin dans l’
Ærugo mera [13].
Je puis bien emprunter cette pensée, puis que Boileau, tout grand esprit qu’il est, n’a pas fait conscience de le faire. Du moins, ai-je ouï un homme, qui possede admirablement Horace, soutenir à cor et à cri, que cet endroit des Satyres de Boileau, où il dit :
Je vous prie, mon cher Monsieur, de m’envoier les vers que vous aurez sur la mort de Moliere [15], et sur les conquêtes du Roi [16], soit françois, soit latins, et de me croire, votre etc.
Notes :
[1] Voir, par exemple, Lettre 31, p.192.
[2] Allusion à Virgile, Géorgiques, iv.176 : « si parva licet componere magnis » : « s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes ».
[4] Caius Marius (157-186 av. J.-C.) réforma l’armée en y introduisant, contre l’usage, des individus qui ne payaient aucune contribution, des esclaves et même des mendiants : voir Plutarque, « Vie de Caius Marius » (§xiii),
[5] Le phœbus était le langage emphatique et rempli de périphrases qui avait été à la mode dans les milieux mondains et précieux sous Louis XIII. Guez de Balzac, à qui Bayle fait ici écho, parlait du « galimatias de la vieille cour » : voir ses « Remarques sur les deux sonnets d’Uranie et de Job », Dissertations de critique, vi, Socrate chrestien et autres œuvres du mesme auteur (Paris 1661, 12 o), p.313-48 ; Youssef, Polémique, p.236.
[7] L’ironie socratique était un procédé d’interrogation reposant sur une feinte ignorance.
[8] Voir Horace, Satires, ii.iii.319-20. Bayle substitue aio à inquit : « même au risque de crever, dis-je, tu ne l’égaleras pas ».
[9] L’ Apologie ou defense de Mr de Beaufort contre la Cour, contre la noblesse et contre le public a pour auteur Saint-Evremond, mais parut initialement dans un recueil qui s’ouvre par les Mémoires de La Rochefoucauld : Mémoires de M. D. L. R. sur les brigues à la mort de Louis XIII […] Apologie pour Mr de Beaufort (Cologne [Bruxelles] 1662, 12 o), ce qui explique l’erreur de Bayle. Cette satire fut écrite en août 1650, lors d’une réconciliation passagère avec la Cour de François de Vendôme, duc de Beaufort (1616-1669), centre de la cabale des « Importants », dont la défection avait naturellement irrité les autres Frondeurs : voir Saint-Evremond, Œuvres en prose, éd. R. Ternois (Paris 1962-1969), i.59-98. Il est intéressant que Bayle ait connu cette satire, car un de ses tout premiers ouvrages, vraisemblablement écrit au début de l’année 1680, la Harangue de Mr de Luxembourg à ses juges (1679-1680), s’en inspire à plus d’un égard.
[10] Bayle se trompe en attribuant ici à Honoré Courtin (1626-1703), juriste et diplomate apprécié par Louis XIV et par Louvois, un texte de Saint-Evremond, qui fut à l’origine de la disgrâce qui obligea cet écrivain à s’exiler. Cette Lettre au marquis de Créqui sur la Paix des Pyrénées, composée en 1659, traduit le mécontentement des partisans de la guerre à outrance, qui estimaient que Mazarin faisait la part trop belle aux Espagnols : voir Saint-Evremond, Œuvres en prose, i.113-44. La malchance d’une perquisition opérée après l’arrestation de Fouquet, en septembre 1661, fit parvenir ce texte aux mains des autorités. Saint-Evremond s’en trouva inopinément compromis ; il s’échappa et put gagner l’Angleterre. La Lettre au marquis de Crequi fut imprimée pour la première fois en Hollande, à la suite de la traduction française par Courtin de l’ouvrage de Galeazzo Gualdo Priorato, Histoire de la paix conclüe sur la frontière de France et d’Espagne entre les deux couronnes l’an 1669 […] avec un recueil de diverses matières concernantes le sieur duc de Lorraine (Cologne 1664, 12 o). La méprise de Bayle montre chez lui une certaine naïveté, car il ne prend garde ni au caractère factice du recueil, ni à la hardiesse de la Lettre.
[11] Voir Tacite, Vie d’Agricola, xli.2 : « les plus dangereux ennemis [du héros] sont ceux qui le louent ».
[12] La fable dont il est question ici est le De vulpe carnem leporis cani laudante de l’humaniste italien du seizième siècle Lorenzo Bevilacqua, auteur d’un recueil de fables latines intitulé Hecatomythion : voir la fable n o 86 des Fabulæ variorum auctorum (Francofurti 1660, 8 o), p.570.
[13] Horace,
[15] Molière (à qui Bayle consacre un article dans le DHC, « Poquelin ») mourut le 17 février 1673. La source de Bayle ici est très vraisemblablement le Mercure galant, n o 4 (1673), p.296-306 ; voir G. Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVII e siècle relatifs à Molière (Paris 1965), ii.446-77.
[16] Voir dans Ferrier-Caverivière, L’Image de Louis XIV, p.93-101, la liste impressionnante des opuscules en vers et en prose – d’auteurs connus et moins connus – qui parurent en 1672. Les ouvrages de ce genre ne manquèrent certes pas dans les années qui suivirent, mais l’année 1672 semble avoir représenté un sommet dans leur production.