Lettre 43 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Copet, le 8 de mars 1674

Mr le comte de Dhona vous remercie bien fort, Monsieur, du livre de Mr d’ Ablancourt [1], et de votre bonne volonté pour les jeunes comtes. Il vous le renvoira au premier jour ; parce qu’outre que le discours de la bataille des Romains est fort court, il se trouve qu’il ne contient pas précisément ce que S[on] E[xcellence] cherche. Elle voudroit savoir le veritable nom latin de toutes les charges militaires d’aujourd’hui ; et c’est ce qui, selon mon petit sens, n’est pas facile à trouver : soit que les Romains n’eussent pas tant d’officiers dans leurs troupes qu’on en a presentement ; soit que les historiens romains se soient contentez d’en parler en gros. Car, pour moi, je n’ai guere remarqué dans Tite Live, sinon le consul, son lieutenant, les tribuns des soldats, les centeniers, et les porte-enseignes. Je n’ai pas pris garde qu’ils eussent ce grand attirail d’officiers subalternes, qu’on voit aujourd’hui d’aide-major, de capitaine-lieutenant, de mestre-de-camp, de sergent-de-bataille, de brigadier, et cent autres, que je ne sai pas. Il y a apparence que Vegece, que je n’ai jamais lû, a plus distinctement parlé des charges militaires que les historiens [2] ; et, quoi qu’il en soit, je me trouve fort embarassé de dire sergent en latin, sans user de circonlocution. Or, tel étant le but de Mr le comte, vous comprenez bien qu’il lui faut quelque autre chose que le livre de Mr d’ Ablancourt.

Les bonnes nouvelles, que vous nous avez données, mon cher Monsieur, de la paix entre l’Angleterre et la Hollande, ont été si vraies, qu’on n’a pas eu lieu de se dédire de la joie qu’on en avoit conçûë sur le prémier avis* [3]. C’est maintenant qu’on verra si le Roi a quelque chose de bon dans l’ame ; et c’est à cette heure, qu’il aura besoin de toute sa magnanimité,

Nunc animis opus, Ænea, nunc pectore firmo [4] .

S’il est batu, on s’en moquera, sans l’éxcuser, sur la multitude de ses ennemis ; et s’il les bat, au lieu de l’en louër, on accusera ces memes ennemis, et on dira qu’ils n’ont pas été d’accord, qu’ils ont été traîtres, et quid non [5] ? de sorte qu’il hazarde sa réputation, et ses etats, sans se pouvoir promettre une gloire bien pure, et non sujette aux mauvaises interpretations. Mais aussi, qu’y a-t-il qu’on ne puisse detourner en un mauvais sens ? « Donnez moi, dit Montagne, la plus belle action du monde, je vous ferai voir qu’elle peut avoir eu cinquante mechans motifs » [6].

Vous me direz que ce que l’on perd d’un coté, on le gagne de l’autre ; et que, si on peut attribuer à une bonne action des fins criminelles en grand nombre, on peut aussi colorer une action mauvaise, des meilleurs prétextes, et des plus excellens motifs qu’on se puisse imaginer. Je vous accorderai cela, Monsieur. Mais, cela n’empêche pas qu’il n’y ait bien du desordre, et de la foiblesse, dans l’esprit de l’homme, puis que ces choses sont possibles.

Si vous me demandiez, à quel propos cette moralité ? Je serois bien en peine de vous repondre. Car, franchement, je ne puis rien alleguer pour moi, sinon que le discours m’y a conduit. Si le papier eut eu plus d’étenduë, je ne sai pas encore ce que je serois devenu : je me serois si fort écarté qu’on auroit crû impossible que j’eusse commencé mon voiage par les affaires de France, et j’aurois pu donner à deviner en quatre* aux plus huppez*, par quelles gradations je serois parvenu jusques à tel endroit. Mais, quelque loin que je fusse allé, j’aurois bien sû retrouver mon gîte, qui est l’amitié avec laquelle je suis, etc.

Notes :

[1Nicolas Perrot d’Ablancourt (1606-1669), de l’Académie française, avait publié une traduction de Frontin : Les Stratagèmes de Frontin […] avec un petit traité de la bataille des Romains (Paris 1664, 12 o) : voir Zuber, Les « Belles infidèles », p.193-94.

[2Flavius Vegetius Renatus (francisé en Végèce), écrivain latin de Constantinople, est l’auteur d’une Epitoma rei militaris, composé entre 383-450. Cette compilation, d’un esprit peu critique, ne pouvait de toutes façons guère servir au projet anachronique de trouver des équivalents latins approximatifs pour les charges militaires des armées du dix-septième siècle.

[3La lettre de Minutoli à laquelle Bayle fait allusion ici ne nous est pas parvenue. Il est probable que Bayle se fait l’écho du comte de Dohna, sans qu’on puisse être sûr que lui-même soit réjouï sans réserve de voir la France isolée : voir Lettre 34, n.2. La paix qui détachait l’Angleterre de l’alliance française avait été signée à Westminster le 9/19 février 1674.

[4Virgile, Enéide, vi.261 : « C’est le moment, Enée, d’avoir du courage et un cœur ferme. »

[5L’équivalent français de l’expression et quid non serait « et tout ce qu’on voudra ».

[6Voir Montaigne, Essais, i.xxxvii, p.301-302. « Qu’on me donne l’action la plus excellente et pure, je m’en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieuses intentions. »

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