Lettre 44 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

Vous avez mieux rencontré que vous ne pensiez mon tres cher Monsieur, quand vous avez dit que vous esperiez de travailler à la gloire de la Maison de Mr le comte. Les materiaux vous en devoient etre fournis bien tot, puis que voicy une minute d’epitaphe pour Mr le comte de Dona dernier mort de la blesseure qu’il receut à Mastrich [1], laquelle minute Mr le comte vous envoye, vous priant de composer là dessus un epitaphe* en latin, ou de traduire en cette langue ce qui se devra conserver de cet essai. Vous avez si bien reussi dans ces matieres, comme vous faittes par tout ailleurs, que l’on s’adresse particulierement à vous Monsr, quand on souhaitte d’avoir quelque chose de bien troussé, quidise beaucoup en peu de mots, et qui sans faire tort aux pensées francoises, ait la moitié moins de paroles pour ainsi dire. La petite nomenclature militaire seroit fort utile à tous ceux qui veulent loüer en latin les braves de ce tems [2], c’est pourquoi Monsr je vous exhorte fort d’y donner quelques uns de vos precieux momens. [Les] nouvelles vont de bien en mieux pour la Hollande, et c’est icy un lieu po[ur] appliquer la pensée que vous eutes dernierement [3]. Elle a eu grand peine pour trouver un bon allié, mais point du tout pour en trouver une multitude [4]. Vous verrez en tournant ce de quoi je vous ay parlé et icy la protesta[ti]on que je vous fais d’etre sans reserve

V[ot]re etc.

Le comte Guillaume Albert Burggraf de Dona

Naquit à Vianen des Bataves le … l’an 1649.

Il etoit doué d’excellentes qualitez tant pour le corps que pour le coeur et pour l’ame Apres s’etre aquis dans sa premiere jeunesse l’approba[ti]on generale, il s’y fortifia puissamm[en]t par diverses actions de resolution, de valeur et de prudence qu’il fit dans la guerre intentée par les Francois contre les Provinces Unies par lesquelles il se confirma puissamm[en]t l’estime du prince [5] en la fonction de son premier ayde de camp[.] Enfin le R[oi] T[res] C[hretien] à la tete de sa grande et formidable armée ayant mis le siege devant Mastricht, il y entra malgré la vigilance des ennemis[.] Bien qu’il y fut volontaire et sans emploi, sa valeur luy aquit tant de credit parmi la soldatesq[ue] que pendant les sanglans combats de cette effroyable nuit du 24 juin 1673 [6] leur colonel et autres principaux officiers ayans eté portez par terre et tous les dehors sur le point d’etre abandonnés il rasseura par sa voix et par son exemple les troupes etonnées*, regagna les travaus perdus repoussa les ennemis et ne fut arreté dans leur poursuitte que par un coup de mousquet dans l’aine gauche qui l’abbatit, et apres avoir donné occasion à des nouvelles preuves de sa constance et de la grandeur de son ame cette blessure le fit expirer à la Haye le 6 oct[obre] 1673 dans une parfaitte et exemplaire resigna[ti]on et confiance en Dieu sans que sa mort peut etre retardée ni par l’art des medecins ni par les soins pieux et infatigables de son inconsolable epouse Marguerite Hussens dame de Stavenisse [7] laquelle n’ayant peu par ses charitables offices conserver la vie d’un si cher epous tache d’en faire subsister la memoire dans ce monument de sa tendre et fidele amitié.

Je vous envoye en autant de mots ce qui m’a eté communiqué, sachant bien que vous connoitrez mieux que moi ce qu’il y a de trop pour des pieces où la brieveté est essentielle.