Lettre 45 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[A Coppet, le 17 mars 1674]

Je me suis trop haté, mon tres cher Monsieur, de vous envoyer la minute de l’epitaphe, car Mr le comte en m’en parlant n’avoit pas entendu que ce seroit moi qui vous la ferois tenir, il entendoit qu’il vous l’envoyeroit luy meme. Et c’est aussi son dessein, que je n’ay pas plutot compris que j’ay pris la resolution de luy taire ce que j’avois fait, et de ne parler pas si tot de la reponse que je viens de recevoir de vous [1]. Si bien Monsieur que je vous prie de pretendre cause d’ ignora[n]ce* de tout cecy et d’attendre patiemment que Mr le comte vous en ecrive, car s’il savoit que je vous en eusse ecrit il trouveroit etrange ma precipitation, et plus encore que je la luy eusse celée.

Pour vos plaintes je vous asseure Monsieur qu’elles ne me font pas grand peur, car si vous persistez dans le dessein de m’en faire, tout le mal qui m’en arrivera, c’est que vous me debiterez 5 ou 6 pensées jolies, fines et ingenieuses, auro contra non caras [2] , dont je me pourrai servir en tems et lieu. Jugez apres cela si je dois vous fort prier de changer de ton. Tout ce qui vient de vous est si particulierement tourné, et d’un air* si adroit, que les choses en changent de nature, et bien loin que les plaintes conservent leur amertume et ce je ne sai quoi [3] qui peut obliger les plus insensibles à faire des vœux aus dieux apotropæes [4], qu’au contraire elles acquierent en passant par vos mains un charactere de bonté, qui peut donner de l’empressement de s’en rendre digne. A parler rondement je ne vois pas que mon procedé ne soit fort dans l’ordre. J’ay recouru à vous pour des choses où vous avez de la capacité, et une capacité eprouvée, quod notandum [5], donc je n’ay point fait d’incongruité, la conclusion est necessaire s’il en fut onques*. Ce seroit à moi à me plaindre, de ce que vous me prenez pour le correcteur de vos pieces, sans mentir c’est hyperboliser invideat quod et Balzacius [6] . Aussi ne considerai je pas cela autrement que comme une figure de rhetorique ; et si je ne me plains pas, c’est que je le ferois trop grossierement, et qu’en bonne amitié je dois vous epargner une touche* si desagreable que seroit celle là. J’avouë avec vous mon cher Mr, qu’à peine pourroit on accourcir l’epitaphe que vous avez deja envoyée, car plus je l’ay examinée, plus j’ay trouvé qu’il n’y avoit rien de superflu. Je vous la renvoye afin que quand vous voudrez faire reponse à la lettre q[ue] S[on] E[xcellence] vous veut ecrire, vous ne soyez pas obligé de rien copier. N’etoit cela qui m’est une caution indubitable que la piece reviendra entre mes mains, je n’aurois garde de m’en defaire à cette heure. A Dieu mon tres cher Monsieur je suis parfaitement v[ot]re

B.

Le samedy au soir 17 mars 1674

 

On m’a écrit que Mr Banage est à Sedan [7]. Si cela e[st] il no[us] faudra prendre d’autres mesures pour luy ecrire. France [8] qui m’écrivit l’autre jour de Paris me parle d’une tragedie de Racine fort nouvelle, intitulée l’ Iphigenie [9], et d’une comedie de Poisson intitulée L’Ombre de Moliere [10] . Il introduit Pluton qui ecoute les plaintes de tous ceux qui ont eté joüez par Moliere, et les deffenses de celuy cy, et toutes parties ouyes*, les demandeurs perdent leur cause, et le deffendeur est couronné de laurier et mis entre Plaute et Terence. Je croi que Poisson est bien aise de le pouvoir situer de cette sorte et qu’il ayme mieux qu’il soit consideré dans l’autre monde que dans celuy cy. Vous savez la coutume de ces empereurs qui deifioient le plus obligeamment et le plus solemnellement du monde, les memes personnes à qui ils avoient oté la vie [11]. C’est que les honneurs divins que l’on defere aux morts, ne portent point prejudice aux vivans, et de là vient qu’on n’y fait point d’opposition. Je luy veux tant de bien, disoit une fois un homme parlant de son ennemy, qu’il me tarde qu’il soit en paradis

Au dessus de s[ain]t Pierre et vis à vis de Dieu [12]

Il n’est pas necessaire que je vous serve encore de ce mot d’Horace

Diram qui contudit hydram

Notaque fatali portenta labore subegit

Comperit invidiam supremo fine domari [13] .

Car vous savez mieux que moi • à quelle sauce il le faut appreter.

Notes :

[1Allusion à la Lettre 44, et à la réponse de Minutoli qui ne nous est pas parvenue.

[2Voir Plaute, Epidicus, 441 : « qui valent plus que leur pesant d’or ».

[3Voir Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, ve entretien, ii.320-45, qui porte sur le « je ne sçay quoy ».

[4On dirait actuellement « dieux tutélaires ».

[5« Ce qui est à noter. »

[6« à rendre Balzac jaloux ». L’expression est imitée d’Horace, Satires, i.ix.25. En effet Guez de Balzac ne craignait pas l’emphase.

[7Les autorités politiques avaient renouvelé en 1670 l’interdiction faite à des étrangers d’exercer le ministère pastoral en France : voir le cas de Pierre Mussard, relaté Lettre 11, p.43. Implicitement, cette attitude des autorités engageait les proposants français à achever leurs études dans une des Académies réformées du Royaume. C’est ce que fit Jacques Basnage quand il quitta Genève pour Sedan : voir Cerny, Theology, politics and letters, p.22. La lettre à laquelle Bayle fait allusion ici ne nous est pas parvenue.

[8Allusion à une lettre qui n’a pas été retrouvée et de la part d’un personnage dont nous n’avons pu déterminer l’identité ; il est peut-être désigné par un surnom.

[9Iphigénie (Paris 1675, 12 o) de Jean Racine fut joué pour la première fois à Versailles, en août 1674, et fut représenté ensuite à l’Hôtel de Bourgogne, probablement dans la seconde moitié de décembre 1674. Le correspondant parisien de Bayle se fait l’écho de l’expectative du public, averti du sujet de la prochaine tragédie racinienne.

[10L’Ombre de Molière (Paris 1674, 12 o) est l’œuvre, non de Raymond Poisson (1633-1690), mais de Guillaume Marcoureau de Brécourt (c.1637-1685), comédien de la troupe de Molière. Cette comédie en un acte et en prose, qui fut jouée pour la première fois en 1673 et publiée l’année suivante, est intéressante non pas tant pour sa présentation d’un Molière discoureur et moralisateur que pour son prologue, où l’on trouve une chaleureuse appréciation de la personnalité de Molière.

[11Bayle pense peut-être aux cas de Caracalla (188-217), qui déifia son frère Geta après l’avoir assassiné, et de son successeur Macrin, empereur de 217 à 218, qui le fit assassiner, puis déifier.

[12Cet alexandrin est cité dans les Œuvres diverses de Guez de Balzac, discours 9, p.241-42, dans l’édition procurée par R. Zuber (Paris 1996). C’était apparemment devenu une locution proverbiale.

[13Horace, Epîtres, ii.i.10 : « Celui [ Hercule] qui écrasa l’hydre affreuse, et, par un labeur ordonné par le destin, subjugua des monstres fameux, a éprouvé que l’envie ne peut être vaincue que par la mort. »

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