Lettre 535 : François Bernier à Pierre Bayle

[Paris, le 10 mars 1686]

Monsieur,

Je ne sçais si je ne seray point enfin obligé de renoncer à vostre connoissance par l’importunité des autheurs qui tremblent de peur du coup de plume. En voicy un qui est fort embarassé, comme vous verrez par les billets et le long procez qu’il m’ecrit, et que je me suis enfin resolu de vous envoyer, à condition pourtant que vous ne manquerez pas de mettre sur mon conte tous les ports de lettres que vous avez receu[es] et recevrez de moy. La verité est que le bon Pere a esté terriblement daubé sur ce dernier ouvrage [1], et qu’estant jesuite et sur le bord de sa fosse il se seroit bien passé d’entreprendre tous ces panegyriques qui contre son esperance n’ont, à ce que l’on dit, pas trop pleu à Monsieur le prince. Cependant c’est un fort bon homme, et qui est de nos bons amis à Madame de La Sabliere et à moy [2], et s’il estoit possible ( salvo honore [3]) de faire une partie de ce qu’il souhaite il nous en seroit fort obligé, et nous à vous. Vous devez avoir receu une lettre de Madame de La Sabliere [4] en mesme tems que la mienne, • la rencontre est plaisante que le mesme jour que je vay luy dire que je vous ay ecrit, elle commence par me dire qu’ennuiée d’entendre que Mr de Bonrepos est encore en Angleterre [5] elle vous avoit ecrit une grande lettre. Hyer nous dinasmes chez elle où il fut beu à vostre santé en fort bonne compagnie, le pot de terre à la soupe aux herbes et au beurre en bons hermites et en bons catholiques sur la table avec une grande culiere de bois dans le pot pour y prendre chacun sa portion à sa phantaisie ; mais je ne scais comment je m’allay souvenir que la culiere de la marmite de Platon estoit de figuier [6], ce qui nous embarasse fort, car on en veut absolument une de mesme nature au premier jour, et cependant on a de la peine à croire qu’un tel bois soit propre pour cela, ce sont là de grandes nouvelles à vous dire, nous verrons si ce bois de figuier n’auroit point quelque proprieté particuliere pour la soupe. J’oubliois à vous dire que le Pere Rapin m’a donné un livre pour vous [7], je vous l’envoyeray par la premiere commodité, j’ay fait chercher et rechercher ce beau livre de trois ecus [8], il n’y a pas eu moyen de le trouver, cependant si vous le desirez absolument je vous l’envoyeray. Si Mr de Bonrepos est en Hollande vous n’avez qu’à le laisser faire sans dire que vous avez un fond d’argent à moy. Adieu, c’est tout vostre
F. Bernier

Paris 10 e mars 1686

 

• A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ de philosophie/ A Roterdam

Notes :

[1Il s’agit du Père Rapin et des critiques de son éloge du prince de Condé dans le traité Du grand et du sublime : voir Lettres 532 et 534.

[2Sur le salon de M me de La Sablière, voir Lettre 504, n.7.

[3« sans s’abaisser », « l’honneur étant sauf ».

[4Cette lettre de M me de La Sablière adressée à Bayle est perdue. Nous ne connaissons que deux lettres de son fils de l’année 1684.

[5Sur François d’Usson, sieur de Bonrepos, et sa mission diplomatique, voir Lettre 504, n.8.

[6Voir Platon, Hippias Majeur, 290d-291c. Il s’agit de définir la beauté. Peut-on dire que la beauté réside dans la convenance ? Si cela était le cas, ne s’ensuivrait-il pas qu’une cuiller à soupe en bois de figuier serait plus belle qu’une cuiller à soupe en or ?

[7Rapin envoyait à Bayle son traité Du grand et du sublime : voir Lettres 532 et 534, où Rapin indique à Bernier l’envoi de son ouvrage.

[8Bernier venait d’envoyer des livres à Bayle (Lettre 525) et il devait en envoyer d’autres peu après (Lettre 549), mais nous ne saurions identifier ce « beau livre de trois écus », puisque Bernier ne donne pas d’autres précisions et que toutes les lettres de Bayle adressées à Bernier sont perdues.

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