Lettre 550 : Pierre Bayle à Jean Rou

A Rotterdam, le 19 d’avril 1686

Je ne manquai pas, mon cher Monsieur, d’écrire hier à Mr Rainssant, et de lui representer vivement tous vos griefs [1] ; le priant même instamment de laisser la chose où elle étoit, plûtôt que de l’enfourner, comme il dit. Je ne sai s’il en fera quelque chose. Il me dit dans sa lettre [2], que dans l’état où sont les affaires de notre parti, dont on voudroit même abolir la mémoire, il n’y a point d’apparence, que l’on rende à leur auteur, des Tables qui n’ont été interdites que parce qu’elles favorisoient les protestans [3]. Il regarde donc comme une chose infaisable de vous les faire rendre en l’état où elles étoient ; et néanmoins, comme il trouve que le public en doit profiter, il croit qu’on les fera corriger, et qu’après cela elles seront renduës publiques ; et tout le mieux qu’il croit pouvoir faire pour vous, est quelque dédommagement.

Je vois fort bien qu’il regarde cela comme le seul moien de vous procurer quelque avantage ; et je ne sai si Mr de Montausier osera s’empresser pour le tout [4] ; je veux dire, pour la reddition des planches. J’en doute fort, et ne sai s’il vaut mieux que l’on les remette dans un galetas, que de vous en faire avoir quelque gratification. Outre que si on a une fois insinué aux puissances, qu’après les corrections des endroits trop huguenots, l’ouvrage sera très-utile au public, il sera fort malaisé de les faire remettre dans un grenier ; sur tout y ayant apparence que ceux qui travailleront à la chose y trouveront bien leur compte ; outre cela, dis-je, Monsieur, ce n’est pas une espérance trop prochaine que celle de notre rétablissement. Ainsi faites bien reflexion s’il ne vaudroit pas mieux tenir quelque chose de present, que d’attendre un avenir incertain. Je vous dis cela à vous, car à Mr Rainssant, j’en parle comme si absolument vous aimiez mieux n’avoir rien, et qu’on laissât la destinée de vos Tables aux evénemens de la providence.

Pour ce qui concerne Mr de Jaucourt, frere de Mr le marquis de Villarnou [5], j’aurois eu bien de la joie en recevant votre lettre par ce moien, d’avoir l’occasion de l’assurer de mes très-humbles services. Je m’estimerois très-heureux de lui en pouvoir rendre quelqu’un par raport à ses etudes. Je ne sai si la chose sera possible, il n’y a nulle place chez Mr Vander Horst, mon hôte. Toutes ses chambres sont pleines. Mais si Mr de Jaucourt demeuroit ici, je tâcherois de ménager quelques momens à certaines heures du jour pour des entretiens de philosophie avec lui. J’ai très-peu de loisir, comme vous savez ; mais pour des personnes d’un tel nom, et d’une distinction si vénérable à tous les protestans, il faudroit bien faire des efforts. Je suis, &c

Notes :

[1Bayle avait écrit à Jean Rou le 10 avril 1686 ; la réponse de Rou est perdue ; c’est à elle que Bayle réplique par la présente lettre. La lettre de Bayle à Rainssant, datée du 18 avril, concernant les « griefs » de Rou est également perdue.

[2Voir Lettre 548, où Bayle recopie à l’intention de Jean Rou, un passage de la lettre de Rainssant du 19 mars 1686 (Lettre 540) concernant la publication des Tables chronologiques de Rou.

[3Les Tables favorisent les protestants dans la mesure où elles critiquent plusieurs papes : voir Lettre 511, n.6.

[4Rou était en contact avec le duc de Montausier, comme aussi avec La Reynie : voir Lettre 548, n.5.

[5Jean-Philippe de Jaucourt, marquis de Villarnoul, était commissaire du roi pour les affaires du calvinisme et traitait avec les intendants du Poitou Marillac et Basville. Il devait partir pour la Hollande en 1687 et mourir à La Haye : voir La Chesnaye-Desbois, xi.55 ; sur sa famille, voir aussi F. Gonin et F. Delteil, « La Révocation de l’édit de Nantes vue par les informateurs du Grand Condé », BSHPF 119 (1973) p.108. Il n’est pas possible de savoir avec certitude lequel de ses quatre frères séjournait à Rotterdam : Paul de Jaucourt (?-1693), qui s’attacha au service de l’Electeur de Brandebourg ; Jean-Louis de Jaucourt, seigneur de Buffières, qui quitta le royaume en 1685 et devint lieutenant-colonel au régiment du prince de Wurtemberg ; François de Jaucourt, seigneur d’Auxon, qui s’attacha au service de l’ Electeur de Brandebourg  ; Benjamin de Jaucourt, mort au service des Etats Généraux après avoir servi comme lieutenant-colonel à la tête du régiment de Tilly.

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