Lettre 563 : Anonyme inventeur d’une machine perpétuelle à Pierre Bayle

A Paris 27 mai 1686

Monsieur

Je n’ai point esté alarmé ni mesme surpris, que vous et Monsieur Papin ayez trouvé quelque difficulté dans le dessein de la machine que j’ai proposée pour le mouvement perpétuel [1]. L’explication qui en parut d’abord n’etoit ni assez nette ni assez etendüe pour en donner une juste idée. Si vous en aviez porté le mesme jugement aprés avoir lû le second écrit imprimé ches le sieur Cusson à Paris c’est alors que je me deffierois de mes propres lumieres, ou plutost de l’approbation de tous ceux qui ont lu cet ecrit avec quelque attention, ou qui ont vû les expériences par lesquelles se prouve[nt] tous les mouvements que j’attribue à cette machine. Mais j’ai sujet de croire que la personne qui s’etoit chargée de vous faire tenir une copie de mon imprimé ne s’en est pas souvenüe, ou qu’elle n’a pas trouvé la commodité qu’elle espéroit pour cela. Je tacherois de vous en faire rendre une auplutost si je n’avois jugé par la maniére dont vous raportez l’objection de Monsieur Papin dans votre mois d’avril qu’il n’y a qu’une difficulté qui vous arreste. Une lettre suffit pour y répondre et pour raporter les expériences particuliéres sur lesquelles j’établis proprement cette invention que je repeterai en deux mots pour mieux faire tout entendre.

I a Fig. ABC est un soufflet fait en pyramide, long d’environ 40 pouces suspendu au milieu sur un essieu horizontal E un peu au dessus d’un vase FF, avec lequel il communique par le tube Cd soudé à une des ailes vers la base. 20 est un contrepoids attaché à la pointe du soufflet, 10 et 30 deux poids en detentes ou en ressorts, dans lesquels les extremitez du soufflet flexibles en un sens inflexibles en l’autre s’engagent aisément en descendant, mais pour remonter elles doyvent forcer ces especes de ressorts et lever un peu les poids 10 ou 30.

• D’abord le soufflet et le tube sont entiérement pleins de mercure et le vase seulement à moitié, le soufflet est couché horizontalement sur la verge ce qui l’empéche de descendre plus bas. Il se comprimera donc, l’aïsle inférieure remontant vers l’aisle supérieure et se vuidera par le tube dans le vase, le mercure du soufflet ne faisant ainsi que descendre suivant sa pesanteur naturelle. Ainsi le contrepoids devenant enfin plus pesant que la base du soufflet tombe en bas, et transporte le soufflet à la ligne verticale.

En cette situation le mercure sorti du soufflet y doit, suivant ma supposition, rentrer par le tube et rendre la base du soufflet plus pesante que le contrepoids 20, la faire retomber à la ligne horizontale / sur la verge G, et le soufflet se vuidant lâ une seconde fois produiroit un mouvement perpétuel, capable de telle force que l’on voudra. Car les deux ressorts 10 et 30 empéchent le mouvement de commencer jusqu’à ce que la partie qui doit descendre soit devenue capable • non seulement d’enlever l’autre partie, mais encore de vaincre la resistance du ressort, et l’on poura faire cette resistance telle que le soufflet ne quittera point par exemple la ligne verticale, que la base ne surpasse le contrepoids de 10. 20. 30. 40 livres et de beaucoup davantage si l’on veut.

Le retour du mercure dans le soufflet fait le principal fondement de cette hypothése, et c’est aussi ce que Mr Papin me conteste en ces termes.

Le soufflet, dit-il, ne peut se dilater ni par consequent se remplir si la pression interieure ne surpasse la pression extérieure ou si la puissance qui tend à dilater le soufflet n’est plus grande que celle qui tend à le comprimer. Or l’atmosphére comprime par dehors le soufflet avec toute sa force qui est égale à celle de 27 pouces perpendiculaires de mercure. Mais elle ne peut agir audedans du soufflet pour le dilater que par le tube. Les 22 pouces de mercure qu’il contient tendants en bas par leur pesanteur diminuant l’action de l’atmosp[h]ere qui tend à dilater le soufflet et ne lui laissent que la force de cinq pouces verticaux de mercure. Elle est donc plus affoiblie par le mercure du tube, qu’elle n’est aidée par celui du soufflet, comme il est aisé de le prouver par le calcul. Par conséquent le soufflet bien loin de se • dilater et de se remplir, comme supposoit l’autheur, doit se comprimer et se vuider entiérement et demeurer immobile en cet etat.

Voyla ce qui a fait croire à Mr Papin que cette machine ne reussiroit pas.

Mais quand j’accorderois tout ce que Monsieur Papin prétend dans son objection, j’espererois neantmoins en conclure encore la solution du probléme, avec la mesme facilité, et sans faire aucun changement considérable dans la machine que j’ai proposée.

Je mettrois seulement le tube de 22 pouces à la pointe du soufflet, l’essieu un peu audessous du vase, et le soufflet entiérement plein de mercure dans la ligne verticale le gros bout en bas comme vous voyez III a F.

Alors, suivant le raisonnement de Mr Papin, l’atmosphére comprimeroit par dehors le soufflet avec toute sa force qui est egale à celle de 27 pouces perpendiculaires de mercure. Mais elle ne pouroit agir / audedans pour le dilater que par le tube, lequel contenant 22 pouces de mercure diminueroit d’autant son action, et ne lui laisseroit que la force de cinq pouces verticaux de mercure. Ainsi l’atmosphére estant plus affoiblie audedans par le mercure du tube qu’elle n’est aidée par celui du soufflet, le soufflet bien loin de se dilater et de se remplir se comprimeroit et se vuideroit entiérement.

Aussitost le contrepoids attaché à la pointe pouroit emporter facilement le soufflet à la ligne horizontale, ou se trouvant audessous du vase, il se rempliroit du mercure du vase, qui n’auroit pour cela qu’à descendre. Après cela le gros bout du soufflet devenu de cette sorte le plus pesant retomberoit en bas, le soufflet se vuideroit une seconde fois, et continueroit ainsi toujours son mouvement.

Mais pour repondre absolument à cette objection et pour conserver l’hypothese telle que je l’ay proposée d’abord, il faut bien distinguer la puissance qui doit dilater le soufflet de celle qui • doit remplir le soufflet du mercure qui en estoit sorty, et c’est pour cela que d’abord j’ai proposé la machine par parties. Ce mercure renfermé dans le soufflet est la seule cause de sa dilatation. J’avoüe que s’il n’agit qu’à proportion de sa masse et de sa quantité, ou à la facon des corps solides il ne sera pas capable de vaincre la resistance de l’air extérieur qui comprime le soufflet et il n’est pas besoin de calcul pour le prouver. Mais c’est à l’expérience et non pas au calcul de nous apprendre de quelle maniére le mercure doit agir en cette rencontre toute nouvelle, si l’on n’en veut pas juger par les expériences ordinaires du mercure, et de l’equilibre des liqueurs. Nous avons mis cent fois des liqueurs au dehors et au dedans d’un soufflet que l’on enfoncoit dans l’eau la pointe en bas, la base en haut on laissoit la base ouverte afin que, l’air agissant egalement sur la liqueur renfermée dans le soufflet et sur celle qui estoit autour, on pust voïr de quelle maniére ces deux liqueurs se contrepesoient. La liqueur intérieure se mettoit toujours de niveau avec la liqueur extérieure quand elles estoient de mesme espéce, au contraire la liqueur la plus legére se soutenoit toujours audessus de la plus pesante, l’huile au dessus de l’eau le mercure beaucoup au dessous de l’eau, ou de l’huile comme vous pouvez voir figure 5 enfin on a trouvé que les fluides mis audehors et audedans d’un soufflet se contrepesent à peu prés comme dans les syphons ou à proportion de leurs hauteurs[,] en un mot qu’ils agissent à la facon ordinaire des fluides. Aprés cela l’on ne peut douter que le mercure du soufflet ayant 40 pouces de hauteur ne soit plus fort que l’air extérieur qui n’a que la force de 27 pouces verticaux de mercure, qu’il ne dilate le soufflet en formant dans sa base un vuide considérable, voilà la premiere chose qui doit arriver au soufflet dans la ligne verticale[ ;] que l’atmosphére qui presse la surface du mercure contenu dans le vase FF ne le fasse rentrer dans le soufflet par le tube de 22 pouces puis qu’elle le feroit monter dans le vuide jusqu’à 27 pouces[,] c’est la 2 e. Enfin que le mouvement ne continue comme / comme [ sic] je l’ai proposé.

Je pourrois ajouter à cela que le tube et le soufflet font ensemble une espece de syphon, dont le soufflet faisant la jambe la plus longue doit ce semble l’emporter sur le tube qui en est la jambe la plus courte et faire remonter le mercure du vase dans le soufflet, peutestre mesme qu’il agiroit avec toute autre liqueur. Ce que je me [suis] contenté de proposer à la fin de la premiére description de cette machine, et j’ay crû depuis que le sypho vurtembergicus que vous ajoutastes à la fin de cette description dans votre mois de novembre 1685 estoit quelque chose de semblable. Mais je n’en ay pu rien apprendre des scavants de cette ville qui ne l’ont point vû plus au long.

Ces réponses satisfont également à l’objection de Mr Papin, et à toutes celles que l’on a faites contre la dilatation de cette machine et je n’en ai point encor vû dont je ne pusse conclure le mouvement perpétuel en changeant un peu la disposition de cette machine, et dont la fausseté ne parust par les experiences des fluides mis audehors et audedans d’un soufflet.

Je vous ecrits [ sic] tout cela un peu plus au long qu’on ne l’a mis dans le Journal des scavants [2] parce que vous n’avez pas reçu l’ecrit que je vous avois envoyé. Je vous prie de mettre dans votre Republique des lettres ma reponse à Mr Papin si vous ne l’en jugez pas indigne. Je suis avec une estime particuliere Monsieur votre t[rès] h[umble] e[t] t[rès] o[béissant] s[erviteur]

 

A Monsieur Monsieur Bail •

Notes :

[1Dans les NRL, novembre 1685, art. VII, Bayle avait publié le résumé d’une feuille volante anonyme publiée à Paris où était proposée une expérience sur le mouvement perpétuel ; ce premier texte fut également publié dans le JS du 7 janvier 1686. Denis Papin avait publié ses objections à cette proposition dans les Philosophical Transactions du mois de décembre 1685 (voir aussi le JS du 4 février 1686), et Bayle en avait tiré la substance de son article des NRL, avril 1686, art. VII. Dans les NRL, mai 1686, art. VIII, Bayle résume une lettre de Moïse Pujolas (Lettre 553) comportant également des objections à l’article du mois de novembre 1685. Dans la présente lettre, dont l’essentiel devait paraître dans les NRL, juin 1686, art. V, in fine, l’auteur anonyme de la proposition initiale répond aux objections de Denis Papin.

[2Voir la réponse de l’auteur aux objections de Denis Papin : JS du 29 avril et du 13 mai 1686 : « Descouvertes singulieres faites du costé de La Rochelle ; avec la réponse à l’objection de M. Papin proposée dans le précédent journal, contre la machine du mouvement perpétuel ».

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