Lettre 576 : à


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[Hambourg le 17 juin 1686]

Au très noble très distingué et très célèbre Monsieur Bayle professeur à Rotterdam Otto Sperling fait ses compliments.

Je m’étonne pour ma part qu’entre tant de zélés chercheurs de nouveautés qu’a produits notre siècle il n’ait rien paru jusqu’ici dans les journaux germaniques français ou belges au sujet de ce que nulle époque n’a vu ni peut-être ne verra davantage c’est-à-dire cette progéniture de la mer arctique. La tête de ce poisson monocorne [1] que dis-je bicorne se distinguant par ses deux cornes est conservée parmi nous ici même à Hambourg où par des gens nombreux ce monstre stupéfiant merveille de la nature reposant dans son coffret resplendissant a été caressé par des yeux et des mains par des chalcographes et des poètes sans être une seule fois représenté et offert à l’admiration de la postérité et sans que l’existence de cet animal rarissime soit encore parvenue à la connaissance de personne parmi vous autres car je suis tout à fait convaincu que si elle y était parvenue vous l’auriez poursuivi de vos éloges à tous les points cardinaux du monde. L’histoire de la capture de cet animal est comme suit : vous savez que tous les ans tant de votre Belgique et même de Hambourg et de toutes les plages des bateaux et même des flottes entières partent en direction du Groenland et s’occupent de la capture des baleines car les marchands ont appris à tirer profit de la graisse de ce poisson. Vous savez en effet que des monocornes se font capturer dans la même mer amie et que leurs cornes qui sont montrées partout par de grands personnages comme des trésors sont des cornes de poisson et non de quadrupèdes terrestres. Il s’est trouvé en 1684 alors que les Hambourgeois faisaient leur pêche habituelle sur cette mer dans un bateau qui portait l’enseigne d’un Lion d’Or et dont le capitaine était Dieter Petersen que ce poisson a été capturé et transporté à Hambourg vers le mois de septembre à l’époque où l’on revient après la pêche. J’envoie l’image de la tête et des cornes qui s’y insèrent. L’image est gravée avec assez d’exactitude si ce n’est que sculptés dans le bois les traits en sont obscurs et déplaisants. La longueur totale de la bête était de 22 pieds environ car ceux qui partent en expédition dans cette région dans des navires à la recherche de bêtes marines observent que la longueur du corps de ce poisson est deux fois celle des cornes car alors que celles-ci ont chacune sept pieds de longueur le corps en a quatorze. Celui-ci disséqué et fondu par la cuisson fournit une huile meilleure et beaucoup plus fine que celle qu’on extrait des baleines vulgaires. La corne pousse normalement seule au bout de la tête et fait saillie mais dans ce poisson à deux dents une corne sort de chaque côté du bec alors que jusqu’ici on n’a vu dans ce genre de poissons qu’une seule corne sortant de la région médiale du bec. Les deux cornes se situent sur la tête à une distance l’une de l’autre d’un peu plus de deux pouces mais vers le bout et la pointe elles s’écartent de treize pouces. Elles sont enfoncées dans la tête à une profondeur de plus d’un pied. La corne gauche plus longue que celle de droite fait sept pieds et cinq pouces et plus robuste que l’autre atteint neuf pouces de circonférence au niveau de sa racine alors que celle de droite atteint seulement sept pieds de long et huit pouces de circonférence. La tête a deux pieds de long et un pied et demi de large. Voilà les choses qui ont pu être observées judicieusement jusqu’ici dans ce poisson et j’en ai vu moi-même de ce genre que je pourrais inclure d’une façon satisfaisante dans une courte lettre et qui pour ceux qui sont curieux et avides de nouveautés mériteraient une place si je devais tirer l’attention sur elles. Si vous deviez honorer ce sujet de votre suffrage vous feriez plaisir non seulement à moi mais à tous ceux qui lisent et relisent vos écrits. En un mot tel est clairement ici notre poisson bicorne comme l’a décrit Nicol[aas] Tulp l[ivre] 4 de ses Observations médicales ch.59 [2]. Et Paulus Ludovicus Sachsius docteur en médecine ayant publié son Monocerologiam ouvrage spécifique et précis à Hambourg en 1676 [3] on pourra trouver dans cet ouvrage ce que nous omettons ici. Adieu.

Donnée à Hambourg le 17 juin 1686. Je suis très noble Monsieur votre très dévoué.

Notes :

[1Voir l’image de ce « poisson monocorne » à la figure 6 dans le présent volume. Elle est extraite de l’ouvrage de Nicolaas Tulp (voir note suivante). Bayle publie un résumé de cette lettre dans les NRL juin 1686 art. IX sous le titre : « Poisson à deux cornes pris par les Hambourgeois ».

[2Nicolaas Tulp (1593-1674) Amstelredamensis Observationes medicæ. Editio nova libro quarto auctior et sparsim multis in locis emendatior (Amstelredami 1672 16°) ; voir le portrait de Nicolaas Tulp : figure 7.

[3Paulus Ludovicus Sachsius Monocerologia seu de genuinis Unicornibus dissertatio etc. (Racecurgi 1676 8°). Aux références fournies par Otto Sperling Bayle ajoute dans son résumé des NRL juin 1686 art. IX un renvoi à Ole Worm Historia animalis quod in Norvagia quandoque e nubibus decidit et saca ac gramina magno incolarum detrimento celerrime depascitur (Hafniæ 1653 4°) et à Thomas Bartholin dans la Bibliotheca anatomica publiée par Jean-Jacques Manget (sur Bartholin voir Lettre 90 n.27 ; sur cet ouvrage voir Lettre 408 n.3) ainsi qu’à Charles de Rochefort ministre de Rotterdam auteur de l’ Histoire naturelle et morale des Iles Antilles d’Amérique (Rotterdam 1658 8°). Charles de Rochefort (vers 1606–1683) fut en effet pasteur de l’Eglise wallonne de Rotterdam de 1653 à 1681 : voir H. Bost (éd.) Le Consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam 1681-1706 (Paris 2008).

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