Lettre 613 : Hilaire-Bernard de Requeleyne, baron de Longepierre à Pierre Bayle

A Paris ce 22 e aoust [1686] [1]

Je ne scay, Monsieur, si vous avés receu une de mes lettres du huictieme du mois dernier j’envoyai en meme temps par une autre voie un petit livre nouveau, auquel je prens quelq[ue] part [2] ; et que je souhaitterois fort qu’il pût meriter vostre suffrage, dont je sais tout le cas q[ue] je dois. Ce fut mon libraire qui se chargea de vous le faire tenir : et il m’a dit qu’il l’avoit donné au messager, ou au carosse de Bruxelles pour qu’on pût vous l’envoier delà. Vous prendrez la peine s’il vous plaist, en cas q[ue] vous n’ayez pas receu le paquet, d’envoyer à Rotterdam chez ceux auxquels on a coûtume d’adresser ce qui vient de Bruxelles. C’est simplement un livre d’assez petite taille avec une enveloppe sur laquelle est vostre addresse. J’ay donné ordre aussy à mon libraire d’en payer le port ; et je crois necessaire de vous en avertir, afin que vous ne le payiez pas une seconde fois ; ces sortes de gens demandant volontiers, et ne faisant aucune conscience de recevoir de toutes mains. Ce nouvel ouvrage comprend la traduction de deux petits poëtes grecs Moschus et Bion avec des / remarques ; et quelques poesies de ma facon. On en parle avec assez d’indulgence en ce pays cy ; et je suis occupé assez souvent à defendre mon amour propre des loüanges qu’on a la bonté de me donner, qui peutestre sont de pures flatteries. Pour vous Monsieur j’attens de vous, et je vous demande meme de la sincerité : et afin q[ue] vous soyes convaincu que je ne vous fais pas cette demande avec le meme esprit que le marquis au sonnet du Misantrope [3], vous me permettres de m’expliquer un peu plus au long. Ayez la bonté de lire le livre. Si vous croyez qu’il merite quelques louanges, faittes je vous prie qu’en passant par vostre canal, ces loüanges recoivent cette forme et ce tour agreable que leur scait si bien donner vostre plume. Si par malheur au contraire vous trouves l’ouvrage mauvais, • n’attendez pas que j’exige de vostre amitié un suffrage opposé à vostre conscience, et injurieux à la verité. La seule grace que je vous demanderay, sera de garder le silence, et d’oublier même que vous ayez jamais veu un ouvrage, qui pourroit nuire au peu d’estime que vous m’avez assuré avoir conceu pour moy. Je vous l’ay dit plus d’une fois, Monsieur, il est tres peu / de gens, dont l’estime me soit si pretieuse ; par ce que le cas q[ue] je fais • de l’estime est relatif au merite. Il faut q[u]’un certain Monsieur Le Clerc, qui a entrepris le même ouvrage que vous [4], s’en sente beaucoup, ou qu’il ayt bien de la temerité, pour entrer en lice avec un pareil adversaire. Il y a quelque sorte d’injustice à prononcer sans connoissance de cause. Cependant je croirois presq[ue] seur de le condamner par avance, sur la difficulté que je scais qu’il y a à bien écrire, sans parler du goust et du discernement pour les ouvrages dont on doit rendre conte au public. Mais la pluspart des gens se persuadent qu’il n’y a qu’à se donner la même peine que certaines gens qu’ils voyent exceller ; et la pluspart des gens ne content pas que la nature en tout fait les trois quarts du chemin ; et que le travail au plus ne peut donner que la mediocrité*. Mais il est temps Monsieur de finir une lettre si longue, et le plaisir de vous parler m’empeche de songer, que vos momens sont pretieux au public, et que vous les faire perdre, c’est s’en rendre responsable envers / luy. Permettez moy seulement de vous assurer encore que je suis autant qu’on le peut estre Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur Longepierre Je vais en Bourgogne. Ainsy Mr ayez la bonté de m’adresser vostre reponce chez Emery lybraire sur le quay des Augustins [5].

Notes :

[1L’année est fixée par une allusion à la Lettre 594, ainsi qu’à la Bibliothèque universelle et historique que Jean Le Clerc avait lancée en 1686.

[2Il s’agit de la Lettre 594 du 8 juillet 1686, qui accompagnait l’envoi du dernier ouvrage de Longepierre, Les Idylles de Bion et de Moschus, traduites du grec en vers françois, avec des remarques (Paris 1686, 12°), dont le compte rendu venait de paraître au JS du 19 août 1686. Bayle devait recenser l’ouvrage dans les NRL, septembre 1686, art. I.

[3Molière, Le Misanthrope, acte I, sc. 2 : le courtisan Oronte lit son sonnet à Alceste et à Philinte en attendant leurs applaudissements.

[4Sur le lancement du périodique la Bibliothèque universelle et historique par Jean Le Clerc, voir Lettre 582, n.6.

[5Sur Antoine Emery et son fils Pierre, libraires sur le quai des Augustins, près de l’hôtel de Luynes, au coin de la rue Gît-le-Cœur, voir Lettre 496, n.2.

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