Lettre 616 : Elie Rivals à Pierre Bayle

d’Amsterdam ce lundy 29 e aoust 1686

Je ne sçai mon cher Monsieur, si vous croiés ne me devoir pas une lettre, mais je sçai bien que je suis le dernier qui ai[t] écrit, et que ce que je vous écrivois n’etoit pas tout à fait indigne de vôtre réponse [1]. Je dis ceci sans reproche, receves le s’il vous plait, sans chagrin ; pour vous témoigner que vôtre oubli n’excite en moi aucun mouvement de vengeançe, lors qu’il semble que vous devriés m’écrire • pour me faire sçavoir si je puis esperer de recouvrer à bon marché par vos soins les œuvres de Lychfooth [2], ou si je dois tourner de quelqu’autre côté ma veüe ; je vous écris pour m’entretenir avec vous de vos propres interets. Je commence mon cher Monsieur cet entretien par vous dire que vous pouvés prendre la devise que prit un grand homme de nôtre siecle aprés un grand apôtre per convicia et laudes [3], vous estes estimé et loué de pleusieurs, et d’autres tachent de vous noircir. Messieurs les jesuites qui comme vous sçavés se servent de toutes pierres pour faire tomber les cœurs, publierent dans Bourdeaux que Socin revivoit en vous [4], et qu’il parloit et s’exprimoit tous les jours par vôtre bouche et par vôtre plume, c’est ce que m’aprirent des lettres écrites de Bourdeaux par des personnes de la premiere qualité, auxquelles j’ai taché de vous faire bien connoître ; ce faux bruit n’aiant pas peu effacer de l’esprit des honnetes gens, l’impression que vous y aviés faitte, on vient d’en repandre un autre dans ce malheureux royaume où la voix jesuitique prenant malheureusem[en]t sur les autres, et voici le dernier bruict qu’on y a repondu [5], pour empecher l’effect que vôtre reputation peut faire sur les bonnes ames, c’est que vous avés écrit à / Monsieur Lachaise, que pourveu qu’on voulut vous joindre à Mr l’abbé Laroque pour le Journal des sçavans, vous quitteriés la Hollande pour la Françe [6][.] Vous pouvés conçevoir assés le commentaire qu’on adjoute à tout cela, c’est ce que des personnes de rang vien[n]ent d’écrire de Montpellier, et comme on sçait de quelle façon je m’interesse pour vous[,] on m’a fait voir les lettres qu’on a écrittes sur ce sujet. J’y ai combatu comme je devois le texte et la gloze, et j’ai eu la joye de voir en même temps que ceux qui les écrivent ne croient pas les calomnies qu’on vomit contre vous, et que ceux à qui on les écrit les croient moins encore. Après ce que j’ai dit et que j’ai fait écrire là dessus, j’ai creu que je devois vous en âvertir d’autant plus que ceux qui écrivent la chose nous font connoître qu’étant publiée dans la Françe, il est important que vous en aiés connoissançe, pour mettre quelque chose dans vos Nouvelles, qui ferme la bouche aux calomniateurs [7], et qui rende leur venin inutille prés de ceux pres desquels ils veulent vous calomnier. Je croi avec eux que vous vous deves céla à vous même, et que vous le devés à l’édification publique, in hac re esto mente paccata et de hac re age mente paccatiori [8]. Je laisse le tout à vôtre prudençe à laquelle je fierois bien des affaires plus importantes[.] A Dieu. Si vous m’aimés comme je vous aime, vous m’aimerés beaucoup et ne cesserés jamais de m’aimer[.] Je suis toûjours tout à vous. Rivals A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur en philo/ sophie et en histoire/ à Rotterdam •

Notes :

[1Ministre à Calmont depuis 1668 et ensuite à Puylaurens jusqu’à la Révocation, Elie Rivals avait fui la France fin 1685 ou début 1686 ; il avait trouvé une place de prédicateur dans la seconde Eglise wallonne d’Amsterdam : voir Lettre 497, n.18. La présente lettre est la seule qui nous soit parvenue de sa correspondance avec Bayle.

[2Il s’agit sans doute de John Lightfoot  (1602-1675), vice-chancelier de l’université de Cambridge et Master du collège de Sainte Catharine, hébraïste renommé. Ses ouvrages les plus connus sont les Horæ hebraicæ et talmudicæ impensæ (Cantabrigiæ 1658, 1663, 1671, 1674, 4°), qui furent rassemblées en une édition d’ensemble par R. Gandell (Oxford 1859, 8°, 4 vol.), et sa contribution à la Biblia sacra polyglotta, complectentia textus originales, hebraicum, cum Pentateucho samaritano, chaldaicum, græcum. Versionumque antiquarum, samaritanæ, græcæ LXXII interp. chaldaicæ, syriacæ, arabicæ, æthiopicæ, persicæ, Vulg. lat. Quicquid comparari poterat. Cum textuum, et versionum orientalium translationibus latinis [...] Cum apparatu (Londini 1657, folio, 6 vol.), éditée par Brian Walton . Mais la formule de Rivals suggère qu’il souhaitait obtenir par l’intermédiaire de Bayle un exemplaire à prix réduit de l’édition des œuvres complètes de Lightfoot établie par Johannes Texelius , qui venait de sortir des presses de Reinier Leers à Rotterdam : Opera omnia, edidit Joh. Texelius (Roterodami 1686, folio, 2 vol.). En effet, Bayle avait fait mention de cette édition des œuvres de Lighfoot dans les NRL de mars 1686, cat. i.

[3Voir saint Paul, 2 Cor 6,8 : « [ministres de Dieu] dans la gloire et le mépris ».

[4Dans le Commentaire philosophique, publié sous le nom de Jean Fox de Bruggs, Bayle avait présenté sa position sur la tolérance comme la conséquence logique d’un principe socinien : « A Dieu ne plaise que je veuille étendre, autant que font les sociniens, la juridiction de la lumière naturelle et des principes métaphysiques, lorsqu’ils prétendent que tout sens donné à l’Ecriture qui n’est pas conforme à cette lumière et à ces principes-là est à rejeter, et qui en vertu de cette maxime refusent de croire la Trinité et l’Incarnation : non, non, ce n’est pas ce que je prétends sans bornes et sans limites. [...] Je le répète encore une fois. A Dieu ne plaise que je veuille étendre ce principe autant que font les sociniens ; mais s’il peut avoir certaines limitations à l’égard des vérités spéculatives, je ne pense pas qu’il doive avoir aucune à l’égard des principes pratiques et généraux qui se rapportent aux mœurs. Je veux dire, que sans exception, il faut soumettre toutes les lois morales à cette idée naturelle d’équité, qui, aussi bien que la lumière métaphysique, illumine tout homme venant au monde. » (Ière partie, ch. 1, éd. J.-M. Gros (Paris 2006), p.86, 89). A l’appui de sa position, Bayle citait Valérien Magni (ou Valerianus Magnus) ( ibid., p.87), ce qui n’empêchait pas les théologiens catholiques – ici les jésuites – de rejeter son rationalisme moral comme « socinien ».

[5« repondu » : lapsus pour « repandu ».

[6Au moment de l’emprisonnement de son frère Jacob à Bordeaux, Bayle s’était adressé au Père François d’Aix de La Chaize, confesseur du roi, avec qui il était déjà en correspondance pour l’envoi des NRL à la Cour de France ; sa lettre, dont nous ne possédons pas le texte, n’eut pas de réponse : voir Lettre 600, n.3.

[7Dans les NRL, Bayle ne devait jamais répliquer aux insinuations de ceux qui, à Paris, laissaient entendre qu’il négociait son retour en France.

[8« en cette matière sois d’une disposition pacifique et à l’égard de cette matière agis d’une manière encore plus pacifique ».

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