Lettre 636 : Jacques Parrain, baron Des Coutures à Pierre Bayle
J’aurois, Monsieur, presqu’esté d’humeur à me rendre aux raisons qui vous ont obligé de faire quartier à la gotique expression des Pseaumes du sieur Ferrand [2] quoy que pourtant je soupconnasse quelque anguille sous roche, puis que vous l’attendiez selon les termes de la lettre que vous m’ave[z] fait la grace de m’escrire, pour ajuster dans vos Nouvelles l’oraison à la ferrandine, et qu’en suite apres avoir recu les livres embalez un bon mouvement vous a pris en faveur du sieur Ferrand, aprehendez vous ses gasconades, ou Mr Claude le craint il sur s[ain]t Augustin[?] Ne scavez vous pas qu’il est ingulgent [ sic] et que comme il dit dans sa preface il aime à epargner la memoire des autheurs et qu’il • n’inquietera point les vivants et les morts. Je n’ay • point Monsieur trouvé plausible le pretexte qui vous a fait garder le silence et d’autant plus que vostre journal m’a fait voir que vous aviez esté seduit au desavantage de mon amy pour luy faire une injustice ou que son discours latin vous a poussé à ne pas vous servir de vostre discernement [3][.] Quoy Monsieur vous pouvez dire que ces deux differentes traductions partagent les scavants de Paris[?] Ceste nouvelle vous est donc venüe de Monomotapa [4], ou les memoires que vous avez recus sont faux, c’est faire comme Quintilien qui comparoit Macer avec Lucrece [5][,] c’est outrager la penetration des scavants de Paris qui se mocquent unanimement de ses expressions qui ont • profané les oracles du Saint Esprit[.] • Les intendants des provinces ont renvoié des miliers de ces Pseaumes avec des ethiquettes où il y avoit cela n’est bon qu’à brusler ou à jetter sur le fumier ; cependant mon amy a vu que vous avez payé son estime d’une afreuse injustice et il a lu vostre journal sans emotion[,] sa prudence et sa profession luy ont fait regarder cela avec l’esprit du christianisme, mais moy je vous avoue que j’en ay esté sensiblement* touché, son discours latin ne vous a point dû inciter à ce que vous avez fait[,] il a parlé comme vous parleriez si vous estiez ministre de Charenton et qu’un prince protestant eut banni la religion romaine apres estre monté sur le trosne, en verité Monsieur je ne vous ay point reconnu dans vostre journal, ou bien j’ay perdu toutes mes lumieres, vous dite[s] que Mr Ferrand dans sa preface debite de fort scavantes / observations, tout le monde dit-il scait que le stile ordinaire du S[ain]t Esprit dans les livres sacrés n’est pas elegant, voila une observation contre la verité, et tout autre que vous m’auroit paru estonné du nombre d’autheurs que cite ce traducteur par un fast qui ne brille qu’aux yeux des demi scavants[,] car vous scavez bien que ces Peres dont il se sert en parlant simplement ont joint l’eloquence à leurs raisonnemens, le stile des livres sacrés est si sublime et si eloquent qu’un fameux paien l’a admiré, je ne veux pas faire parade des grands hommes qui en ont fait l’eloge, je me borne à s[ain]t Augustin dans son 4 e livre De doctrina christiana quand il raporte les expressions de s[ain]t Paul, il y fait voir toutes les beautés de l’art, quanto vero eloquentiæ • cucurrerint flumine et qui stertit advertit et sur le prophete Amos, numquidnam isti qui prophetas nostros tanquam ineruditos et elocutionis ignaros veluti docti disertique contemnunt si aliquid eis tale etc et ensuite super contritione Joseph ne dit il pas iste certe tropus ubi Joseph quemcumque fratrem facit intellegi nescio utrum illa quam didicimus et docemus arte tradatur [6][.] Est ce Monsieur une observation scavante à un autheur de donner ces chimeres pour des dogmes, le sieur Ferrand prefere la Vulgate au texte[,] c’est comme dit Valtonius [7] vouloir regler le soleil par l’ombre, il veut que la Vulgate des pseaumes soit l’ouvrage des apostres ou de leurs disciples[ ;] une lettre ne peut pas contenir la refutation de ces erreurs. J’en diray quelque chose quand je traiteray ceste matiere mais la preuve qu’il tire de la Vulgate est defectueuse[.] Il y a dit-il dans le 49 ch[apitre] de la Ge[nese] Issachar acubans inter terminos[.] Autrefois on lisoit intermedios cleros quid ad rem[.] Les Septante l’ont mis et l’ont mal mis et s’etant trompés souvent ils mettent bien au lieu d’ asinus osseus que porte l’hebreu[,]
Notes :
[1] L’allusion aux NRL d’août 1686 permet la datation approximative du document.
[2] La lettre de Bayle à Des Coutures dont il s’agit ici est perdue. Il s’y expliquait apparemment sur sa modération, dans les NRL d’août 1686, art. I, in fine, à l’égard de la traduction des Psaumes par Louis Ferrand malgré les incitations à la sévérité que lui avait prodiguées Des Coutures dans sa lettre du mois de juillet ou d’août 1686 (Lettre 608). Sur cette grande querelle du psautier destiné aux nouveaux convertis, voir aussi Lettre 571 et, pour la suite de l’affaire, Lettres 647, 648, 655, 661. L’ Interprétation des Pseaumes de l’abbé Cocquelin et la Traduction des Pseaumes de Macé et Ferrand avaient fait l’objet de commentaires de l’ abbé de La Roque dans le JS : ce dernier ouvrage, signalé parmi les nouveautés du 10 juin, fut recensé le 24 du même mois ; celui de Cocquelin fut signalé le 24 juin et recensé le 22 juillet 1686.
[3] Des Coutures réagit vivement, encore une fois, à la lecture de l’article modéré de Bayle dans les NRL, août 1686, art. I, où il soulignait les qualités des traductions de Cocquelin et de Ferrand, destinées aux « nouveaux convertis ».
[4] Monomotapa (ou Mwene Mutapa ou Munhumutapa ou Mutapa) fut un empire africain du XV e au XVII e siècle, qui recouvrait le territoire actuel du Zimbabwe et de la Mozambique. Ici, Des Coutures plaisante sur le ton trop irénique de Bayle dans les NRL en faisant allusion au tableau idyllique des « Deux amis » dans la fable de La Fontaine : « Deux vrais amis vivaient au Monomotapa : / L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre : / Les amis de ce pays-là / Valent bien dit-on ceux du nôtre. » Bayle fera une mise au point à ce sujet : voir Lettre 647, n.1.
[5] Quintilien, dans son Institutio (X.i.87), écrit sur Æmilius Macer, dont il ne reste que des poèmes didactiques sur les oiseaux et les morsures de serpent, et sur le grand poète philosophe Lucrèce : Macer et Lucretius legendi quidem, sed non ut phrasin, id est corpus eloquentiæ, faciant : « Macer et Lucrèce sont certainement à lire, mais non comme créant un style, c’est-à-dire un corps d’éloquence ».
[6] Voir Œuvres de saint Augustin, xi/2, La Doctrine chrétienne, De Doctrina Christiana, éd. M. Moreau, I. Bochet et G. Madec (Paris 1997), livre 4, §12 ad finem, « Quel torrent d’éloquence porte dans son cours [ces choses-là], même celui qui dort profondément le perçoit » ; §16 ad finem : « Eh ! bien, ces gens qui, doctes et diserts qu’ils sont, méprisent nos prophètes comme étant sans culture et ignares en matière d’éloquence s’il fallait tenir des propos semblables … » ; §20 ad finem, « A vrai dire, ce trope par lequel Josèphe donne à entendre n’importe quel frère, je ne sais s’il est mentionné par cet art que nous avons appris et enseigné. »
[7] Allusion à la Bible polyglotte de Brian Walton (c.1600-1661), évêque de Chester, Biblia Sacra Polyglotta complectentia textus originales, Hebraicum cum Pentateucho Samaritano, Chaldaicum, Græcum ; versionumque antiquarum Samaritanæ Græcæ LXXII interp., Chaldaicæ, Syriacæ, Arabicæ, Æthiopicæ, Persicæ, Vulg. Lat., quicquis comparari poterat ; cum textuum versionum orientalium translationibus Latinis ... edidit Brianus Waltonus. Triplex Targum, sive versio Pentateuchi I. Chaldaica Jonathani Ben-Uziel ascripta. II. Chaldaica Hierosolymitana. III. Persica Jacobi Tawusi. Cum versionibus ...Latinis (Londini 1653-1657, folio, 6 vol.).
[8] Genèse 49, 14, Issachar ac[c]ubans inter terminos « Issachar s’étendant entre les bornes » ; alors que intermedios cleros quid ad rem signifierait « clercs intermédiaires en quoi pertinent[?] ». En fait cleros, « clergé », a dû être employé par confusion avec le mot grec
[9] Dans sa lettre perdue, Bayle avait dû faire allusion au récit par Brantôme, dans ses Mémoires [...] contenant les vies des hommes illustres et grands capitaines estrangers de son temps (Leyde 1665, 12°), du duel qui opposa Guy Chabot, seigneur de Jarnac, à François de Vivonne, seigneur de La Châtaigneraie (et oncle de Brantôme). Le Dauphin (futur Henri II) avait insulté Jarnac, qui avait dénoncé la calomnie ; Vivonne avait voulu défendre l’honneur du prince ; reporté pendant le règne de François I er, en raison de l’interdiction des combats singuliers, le duel eut lieu avec l’accord du roi Henri II le 10 juillet 1547 ; Jarnac y triompha, contre toute attente, en coupant le jarret à son adversaire – coup régulier mais inattendu. Incapable dès lors de se déplacer, Vivonne fut vaincu.