Lettre 64 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[Rouen, le 10 novembre 1674]

Je viens d’apprendre mon cher Monsieur, de la bouche d’ un proposant qui e[st] venu depuis peu de jours de Geneve [1], que diverses lettres q[ue] je vous ai ecrittes cet eté, ne vous ont pas eté rendues. Cela vient assurement de ce que ceux à qui je les donne po[ur] les porter à la poste, veulent profiter de 3 sous, que je leur baille* pour les affranchir jusques à Paris [2], et pour cet effet, mettent mes lettres au feu. J’aurois obvié à cet inconvenient, si j’avois resté en cette ville, mais pour mes pechez j’ay demeuré à la campagne à une journée d’icy depuis le commencement d’aout jusques au 6 du courant [3]. Si bien que je sui[s] trop nouveau retourné à la ville pour vous pouvoir donner des nouvelles telles q[ue] vous le souhaitteriés mon cher Mons[ieur]. Mais pour vous parler d’une chose tout à fait opposée aux nouvelles, qui sont presque toutes fabul[euses] et romanesques, je vous asseurerai que pendant tout mon exil (j’appelle ainsi mon sejour à la campagne) je [n’ai] fait que songer à vous, et à l’amitié que vous avez prodiguée en mon endroit. Vous avez eté le depositaire de toutes mes reveries, car j’ay barbouillé plus de demy main* de papier à vous ecrire, et dés qu’il me passoit quelque chose dans l’esprit, je courois aussi tot la coucher •sur le papier en forme de lettre pour vous [4]. Imitant le bon homme Lucilius qui en usoit ainsi à l’egard de ses livres, si nous en croions Horace

Ille velut fidis arcana sodalibus olim

Credebat libris, neque si malè cesserat, usquam

Decurrens aliò, neque si benè [5] [.]

Il pourra etre que quelq[ue] Genevois retournant en sa patrie sera un jour chargé de tout ce fatiguant galimathias, pour vous le remettre en main.

N’attendez pas au reste que je vous entretienne de livres pour ce coup*, j’ay encore la tete remplie de rateaux, de herses, du marc de pomme, et de cent autres choses qu’on fait et qu’on voit dans les maisons champetres, et à peine y a t’il place pour les nouvelles de la guerre. Lorsque je fis reponse à la belle et savante lettre que j’ay receuë icy de vous [6], j’ecrivis à notre cher Monsieur Leger [7], et il me semble q[ue] je luy parlois des affaires de la guerre, car ou cette fois ou une autre je me suis fort entretenu avec luy de la bataille de Sintsheim gagnée par Mr de Turenne. Du depuis* je luy ai aussi ecrit de la campagne, et luy ai fort parlé du combat de Senef qui a eté si meurtrier sans pourtant etre decisif [8]. Il resteroit que je vous parlasse de celui q[ui] s’est donné pres de Strasbourg le 4 octobre [9]. Nous pretendons avoir eu l’avantage, j’ay veu des lettres ecrittes par des officiers à leurs parens, tout à fait conformes à ce q[ue] le gazetier de Paris en a publié [10][,] ce q[ui] m’a fort persuadé q[ue] Mr de Turenne a eu la victoire, car j’ay toujours remarqué que les gens de guerre francois parlent plus souvent des occasions où ils ont eté battus que de celles où ils ont battu, s’imaginant que ce n’est pas avoir eté dans le peril q[ue] d’avoir vaincu, mais bien d’avoir eté deffait. Nous avons fait des feux de joye pour le gain de cette derniere bataille. Je voudrois savoir ce qu’en disent les Allemans [11]. La Gazette de Hollande les a epargnez 3 ou 4 ordinaires, mais enfin elle les a sacrifiez à la verité, car elle nous a donné le 25 octobre la veritable relation (ce sont ses propres mots) de tout ce qui s’est passé[,] c’est à l’article de Hambourg [12]. Ce qu’elle dit est bien manifeste, et je ne croi pas que nos gen[eraux] en demandent d’avantage, si les confederez accordent que le succez* de cette journée ait eté tel. Cette relation fait la victoire des Francois plus insigne que la relation meme de notre gazetier, car celui-cy ne parle que d’un combat, au lieu que l’autre parle de deux où les confederez ont eu du pire*. Je doutte fort que les Allemans ayent eté pour la Gazete du 25 octobre, et s’il vous plaisoit Mr de vous en entretenir avec moi un peu au long, vous m’obligeriez sensiblement*. Selon toutes les apparences Mr de Turenne ne veut plus se battre, car les confederez sont dix contre un [13]. Il se menagera pour pouvoir leur faire manquer tous les sieges considerables qu’ils voudront entreprendre, et cela suffit, car s’ils ne prennent pas des villes ou en Alsace ou en Lorraine, il faudra qu’ils repassent le Rhyn pour y prendre quartier d’hyver.

Mandez moi des nouvelles de Copet, et si Mr le comte s’est melé des affaires de Mr l’elect[eur] de Brand[ebourg] en Suisse co[mm]e l’autrefois [14]. Mr Le Moine est toujours en prison [15]. Je suis mon cher Mr v[ot]re tres humble et obeiss[an]t servit[eu]r. Je mets ce billet à grand hate dans le paquet d’un ami [16] ce qui fait que malgré moi je renvoie à une autrefois d’ecrire à Mr Leger que j’embrasse de tout mon cœur

Rouen 10 novembre 1674
A Monsieur / Monsieur Minutoly le fils / A Geneve

Notes :

[1Il s’agit de Godard Pelgrom, fils d’un marchand de Rouen d’origine hambourgeoise ; il figure en août 1672 et en janvier 1674 encore parmi les étudiants en théologie de l’académie de Genève (Stelling-Michaud, v.109, n o 4245). De retour dans sa ville natale, le jeune homme avait pu transmettre à Bayle le message de Minutoli.

[2Pour le trajet Rouen-Paris, l’affranchissement des lettres était, comme actuellement, assuré par l’expéditeur. En revanche à Genève, c’était le destinataire genevois qui payait le port depuis Paris : voir Lettre 46, n.6 et Lettre 59, n.1.

[3Bayle était donc resté trois mois à Lamberville : voir Lettre 62, n.11.

[4Il s’agit de la Lettre 65 qui ne fut jamais envoyée. Elle nous est parvenue à l’état de brouillon.

[5Horace, Satires, ii.i.30-32 : « Il confiait jadis ses secrets à ses ouvrages, comme à des compagnons sûrs et n’allait pas chercher d’autres confidents, dans la mauvaise fortune et dans la bonne. »

[6Cette lettre ne nous est pas parvenue.

[7Aucune des lettres de Bayle à Antoine Léger ne nous est parvenue.

[8Le 11 août 1674, Condé arrêta Guillaume d’Orange et ses alliés espagnols et impériaux près de Seneffe, dans le Hainaut, par une des batailles les plus sanglantes de la guerre. L’issue indécise de la journée permit à chaque camp de s’attribuer la victoire, mais, pour coûteuse que cette rencontre ait été pour les Français, la victoire semble leur revenir plutôt qu’aux coalisés, puisque la bataille arrêta l’avance de ces derniers vers le sud. Bayle reviendra sur cette bataille dans la seconde édition du DHC, « Souches », rem. D.

[9Il s’agit ici du combat indécis d’Entzheim, sur lequel Bayle a sans doute lu le « Récit de la bataille donnée le 4 octobre près du village d’Enseim », Gazette extraordinaire n o 120 du 15 octobre 1674 ; et les « Nouvelles particularitez de la bataille gagnée proche le village d’Enseim », extraordinaire n o 123 du 25 octobre 1674.

[10Voir Gazette, extraordinaire n o 100 du 22 août 1674 ; n o 102, nouvelle datée de Paris du 25 août 1674 ; extraordinaire n o 103 du 29 août 1674 ; et n o 105, nouvelle datée de Versailles du 30 août 1674.

[11Soucieux d’écouter tous les sons de cloche, Bayle espère qu’à Genève Minutoli aura pu savoir comment la Gazette de Francfort présentait la bataille d’Entzheim.

[12Nous n’avons pas pu localiser un exemplaire de la Gazette d’Amsterdam du 25 octobre 1674. Les recueils de Paris (BNF), Londres (BL et Public Records Office), Florence (Biblioteca Nazionale) et Boston (Harvard Library) sont incomplets.

[13En fait, par une manœuvre audacieuse, Turenne feignit de se retrancher à l’ouest des Vosges, mais, par marches forcées, il conduisit son armée vers la trouée de Belfort afin de revenir en Alsace par le sud et d’en chasser les confédérés. Son but était de les empêcher de prendre leurs quartiers d’hiver sur la rive gauche du Rhin, donc, en partie, sur des terres françaises. Cette manœuvre entraînait la continuation des opérations militaires dans une mauvaise saison, contrairement aux habitudes du temps. Elle fut couronnée de succès, puisqu’à la mi-janvier 1675 l’armée des confédérés dut repasser le Rhin. Cette « campagne d’Alsace » de Turenne est restée célèbre dans les annales militaires par sa hardiesse et sa nouveauté.

[14Les Mémoires du comte de Dohna (p.250-445) racontent par le menu comment en janvier 1672, alors que le comte se trouvait en Hollande, il fut chargé d’opérer des levées des troupes dans les cantons évangéliques suisses, destinées à servir dans les Provinces-Unies. Le traité de paix perpétuelle avec la France interdisait seulement à des soldats suisses de prendre part à des combats contre des armées françaises s’ils avaient le royaume pour théâtre, mais les Néerlandais ne souhaitaient qu’assurer la défense de leur territoire, à une date où la menace d’une attaque française se dessinait. En dépit d’efforts obstinés, le comte de Dohna n’arriva à rien en Suisse, peut-être parce que la solde offerte fut jugée trop modique, mais surtout à cause des menées de la diplomatie française auprès des autorités helvétiques, qui, soit effrayées, soit corrompues (à en croire le comte), firent indéfiniment traîner les choses. Par ailleurs, en septembre 1672, l’électeur de Brandebourg chargea le comte de Dohna d’une mission analogue – recruter des soldats suisses pour les armées brandebourgeoises – qui aboutit au même échec. En mars 1673, l’ouverture des conférences de paix à Cologne (qui ne devaient pas avoir de résultat) arrêta toute l’entreprise. Dès ses débuts, au grand regret du comte, les Gazettes avaient eu vent de sa mission auprès des Suisses : voir Gazette, n o 39, nouvelle de La Haye du 17 mars 1672.

[15Sur l’emprisonnement d’ Etienne Le Moyne, voir Lettre 61, n.6.

[16Nous n’avons su identifier cet ami de Bayle.

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