Lettre 679 : Jacques de Losme de Montchesnay à Pierre Bayle

• [Paris, décembre 1686 [1]]

Monsieur C’est à présent que Martial pourroit se flâter à coup seur d’affronter la critique la plus hardie, puisqu’il a eu le bonheur de ne vous pas déplaire dans la version que j’en ay faite [2]. Apres un suffrage d’un si grand poids, j’aurois peine à ne pas succomber à de petites tentations de vanité qui me sont communes avec mon auteur, si Monsieur de Racine par ses remontrances charitables ne m’avoit entierement prévenu contre les loüanges que Martial peut m’attirer [3], et la facilité que je puis avoir à les ecouter. Cet amy judicieux scachant combien il est dangereux de flater les jeunes gens sur ce qui les flate, a reservé à des indifferens à m’entretenir dans la douce erreur que mon Martial devoit rompre les digues qu’on luy / oppose en France. Il s’est servy de son eloquence pour me representer les impressions chatoüillantes* que ma version exciteroit dans le cœur de ses lecteurs nonobstant les précautions que j’ay prises pour luy ôter une partie de la licence de l’original, en vain luy ay-je opposé que le poëte sortoit de mes mains avec un caractere de pudeur qui le dispensoit d’interdire aux Catons l’entrée de son livre, et d’attendre les saturnales ou les jeux de Flore pour étre lû, il m’a si bien persuadé que l’impression m’alloit preparer pour l’avenir, une moisson de remords et de repentirs, et que l’approbation generalle ne serviroit qu’à me les rendre plus vifs et plus cuisans que j’ay été obligé de ceder à ses avis salutaires. Voila, Monsieur, ce qui me met dans l’impuissance de profiter des obligeantes offres que vous m’avez faites [4]. Je les ay receües avec autant de sensibilité pour le moins que les eloges que votre complaisance y a bien voulu mésler. J’ose mesme dire que / j’ay tout lieu de me consoler de n’etre point imprimé puisque je retrouve dans votre seule approbation toutte la gloire que je pouvois esperer du public. En effet, Monsieur, j’ay tousjours envisagé votre suffrage comme le comble de tous les autres, et si j’ay preferé jusqu’icy la Hollande aux autres pays où l’on me proposoit de m’imprimer, c’a été par la seule raison que je me flatois de tomber plutost entre vos mains mais la douce esperance d’y tomber tout entier m’etant otée par un motif que vous serez le premier à approuver, vous voulez bien[,] au defaut du reste[,] recevoir un second fragment de mes bagatelles [5], que je vous prie de ne pas rendre public. Si j’osois vous faire une seconde prière ce seroit d’avoir la bonté de me mander* vos sentimens sur ce dernier opuscule. J’attens de vous cette grace singuliere avec la mesme passion que je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur D e Losmes  A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ de philosophie, et d’histoire/ A Rotterdam •

Notes :

[1Datée d’une autre main : « 12 mai 1686 » ; or, il s’agit d’une réponse à la Lettre 655 du 31 octobre 1686.

[2Par sa lettre du 31 octobre 1686 (Lettre 655), Bayle répondait à la lettre du 25 octobre de Jacques de Losme de Montchesnay (Lettre 652), par laquelle le jeune auteur soumettait au jugement du journaliste ses traductions de Martial. Bayle publia celles-ci dans Le Retour des pièces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmeric 1687, 12°), et devait les commenter très favorablement dans les NRL, décembre 1686, art. IV.

[3De nombreuses anecdotes recueillies dans les Bolæana, ou bons mots de M. Boileau, avec les poésies de Sanlecque (Amsterdam 1742, 12°) attestent les liens entre Losme de Montchesnay, Racine et Boileau. Voir aussi G. Forestier, Jean Racine (Paris 2006), p.312, 364, 366.

[4Bayle avait déjà engagé sa publication (voir ci-dessus, n.2) au moment de recevoir les protestations ironiques de l’auteur dans la présente lettre sur les « impressions chatouïllantes » que sa traduction risquerait d’exciter dans les cœurs de ses lecteurs et qui avaient incité Racine à l’exhorter à refuser l’impression...

[5Nous ne saurions préciser de quelles « bagatelles » – sans doute de nouvelles traductions – il s’agit ici, puisque Bayle ne les évoque pas dans les NRL, dont il n’allait d’ailleurs publier que deux numéros au début de l’année 1687.

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