Lettre 684 : Pierre Bayle à Jean Rou

• [Rotterdam,] le 10 de janvier,1687

Que je suis fâché*, mon cher Monsieur, de la paresse de Mr Masclari [1], et que j’aurois sujet, selon l’esprit humain, de ne luy pardonner pas le tort qu’il m’a fait, quoy qu’apparemment sans y songer, il est cause que vous avez crû que je manquois, sans raison ny apparence nulle de pretexte, aux devoirs de l’amitié que je vous ay voüée depuis si long tems, et dont vous étes aussi digne qu’elle m’est glorieuse et honorable. Dés le commencement de décembre je chargeay Mr Basnage, qui s’en alloit à La Haye, du petit paquet où étoient les Nouvelles de novembre ; et la petite excuse que je vous faisois de ce que je n’avois pas pû parler de vôtre livre [2]. Il me dit qu’il l’avoit remis à Mr Masclari, et je crûs que cette commission étoit faite. Depuis le commencement de cette année je cherche une voye d’ami tant pour vous renouveller les asseurances de mon amitié et de mon estime singuliere à ce renouveau d’an, que pour vous envoyer les Nouvelles de decembre avec une reïteration d’excuse sur la Table alphabétique qui a pris le terrain de / surplus que j’aurois pû donner aux livres de controverse ; mais je n’ay encore pû trouver aucune commodité : je dormois tranquillement et ne savois pas les réflexions qui vous passoient dans l’esprit. En verité, mon cher Monsieur, je ne vous saurois exprimer le deplaisir que j’ay du juste sujet que vous avez eu de ne savoir que penser de ma conduite pendant le long tems que vous avez ignoré le dénouëment. Je vous prie d’en tirer cet usage à mon intention et avantage, que si à l’avenir pareils sujets vous étoient donnez de reflechir sur moy, vous soyez inebranlable sur la persuasion que je suis toujours pour vous ce que je dois ; c’est à dire, plein d’une veritable amitié, fondée sur une estime particuliere que vôtre excellent mérite me demande ; et que vous tenant ferme là vous attendiez tranquillement un dénouement semblable à celuy de ces jours passez. J’en reviens toujours là, que je ne saurois songer sans douleur à ce que vous avez pensé de moy, pendant plus d’un mois[ ;] ce qui me console c’est qu’enfin vous avez vû mon innocence. Je suis bien faché aussi de n’avoir pas encore parlé de vôtre Séduction éludée [3], qui est un très bon ouvrage. J’ay eu outre la raison de la Table alphabétique, un autre / sujet de renvoier au mois courant les petits livres de controverses ; c’est que j’avois fait deux gros articles de controverses de deux livres que je ne pouvois pas renvoier [4], soit parce qu’il y avoit long tems que je les avois, soit parce que j’aurois été primé* sans cela. Vous me donnez une confusion qui me fait en verité honte quand vous me traittez d ’illustre. Au nom de Dieu, plus de céremonie ; je vous en montre l’exemple, quoy que je pusse avec plus de raison que vous, la garder, et vous donner de magnifiques épithetes ; cependant pour vous donner un plus fort exemple, je ne finiray que par la familiarité cordiale d’ami qui est, tout à vous. P. S. Je vous supplie d’assûrer Mr Du Vivier [5] de mes tres humbles services, et de luy dire que Mr Rai[n]ssant finit ainsy la dernière lettre qu’il m’a écrite du premier de cette année [6] : « Si vous savez où est monsieur Du Vivier obligez-moy de luy faire mes civilitez. • Je garde toujours le plan de sa prédiction touchant la reconciliation, et me souviens avec plaisir de cent bonnes choses que je luy ay ouy dire. »

Notes :

[1Gaspard Masclary (ou Masclari) (1653-1710) fut petit-fils de Gaspard Masclary (1576-1639), conseiller du roi et secrétaire des Finances, commissaire du roi au synode provincial de Châtillon-sur-Loing en 1632, et fils de Gaspard Masclary (1619- ?), secrétaire des Finances en 1639 par résignation de son père, ancien de Charenton, exilé à Ballon à la Révocation, puis emprisonné à la Bastille, ensuite à Saint-Germain-des-Prés, aux Missions étrangères, enfin au château d’Angoulême. Celui que désigne Bayle avait épousé en 1681 Françoise Prondre, dont il eut trois enfants ; la famille avait gagné la Hollande à la Révocation (Haag, vii.305). Une des sœurs de ce dernier Masclari fut Anne Madeleine Masclary, l’épouse de Robert Moisant de Brieux ; celui-ci, pasteur à Senlis entre 1675 et 1685, s’était également exilé à Rotterdam à la Révocation et fut à cette date pasteur extraordinaire à l’Eglise wallonne de Rotterdam : voir Lettre 105, n.52.

[2Cette lettre de Bayle à Rou du début décembre 1686 ne nous est pas parvenue.

[4Dans les NRL, décembre 1686, Bayle avait donné les comptes rendus des ouvrages de Louis Ellies du Pin, De antiqua Ecclesiæ disciplina dissertationes historicæ (Paris 1686, 4°), article I, et, à l’article V, de Pierre Allix, Determinatio Fr. Joannis Parisiensis prædicatoris, de modo existendi corpus Christi in sacramento altaris, alto quam sit ille quem tenet Ecclesia. Nunc primum edita ex ms. codice S. Victoris Paris, cui præfixa est præfatio historica de dogmate transubstantionis (Londini 1686, 8°), qui sont peut-être les deux ouvrages qu’il désigne ici. A ces articles assez longs s’ajoutaient le compte rendu de Richard Simon, Lettre à M. l’abbé Pirot, touchant l’inspiration des livres sacrés (Rotterdam 1686, 4°), et celui de Robert Boyle, De ipsa natura, sive libera in receptam Naturæ notionem disquisitio ad amicum (Londini 1686, 12°). De ce dernier ouvrage, Jean Le Clerc avait donné un compte rendu le même mois dans la BUH, art. XXVI.

[5Sur Abraham Couet du Vivier, voir Lettre 480, n.7.

[6Voir Lettre 681.

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