Lettre 699 : Gottfried Wilhelm Leibniz à Pierre Bayle

[Hanovre, printemps 1687]

Lettre de M. L. sur un principe general utile à l’explication des loix de la nature par la considération de la sagesse divine, pour servir de réplique à la réponse du R.P. D. M[alebranche] [1]  J’ay veu dans les Nouvelles de la république des lettres ce que le R. P. de Malebranche repond à la remarque que j’avois faite sur quelques loix de la nature, qu’il avoit etablies dans la Recherche de la verité. Il semble assez disposé à les abandonner luy même, et cette ingenuité est fort louable ; mais comme il en donne des raisons et des restrictions qui nous feroient rentrer dans l’obscurité dont je crois d’avoir tiré ce sujet, et qui choquent un principe de l’ordre general que j’ay remarqué, j’espere qu’il aura la bonté de permettre que je me serve de cette occasion, pour expliquer ce principe, qui est de grand usage dans le raisonnement, et que je ne trouve pas encor assés employé ny assés connu dans toute son étendue. Il a son origine de l’infini, il est absolument necessaire dans la geometrie, mais il reussit encor dans la physique, par ce que la souveraine sagesse, qui est la source de toutes choses, agit en parfait geometre, et suivant une harmonie à laquelle rien ne se peut adjouter. C’est pourquoy ce principe me sert souvent de preuve ou examen pour faire voir d’abord et par dehors le défaut d’une opinion mal concertée avant mêmeque de venir à une discussion interieure. On le peut enoncer ainsi : Lorsque la difference de deux cas peut estre diminuée au dessous de toute grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé, il faut qu’elle se puisse aussi trouver diminuée au dessous de toute grandeur donnée in quæsitis ou dans ce qui en resulte, ou pour parler plus familierement : Lorsque les cas (ou ce qui est donné) s’approchent continuellement est se perdent enfin l’un dans l’autre, il faut que les suites ou evenemens (ou ce qui est demandé) le fassent aussi. Ce qui depend encor d’un principe plus general, sçavoir : Datis ordinatis etiam quæsita sunt ordinata. Mais pour l’entendre, il faut des exemples. L’on sçait que le cas où la supposition d’une ellipse se peut approcher du cas d’une parabole autant qu’on veut, tellement que la difference de l’ellipse et de la parabole peut devenir moindre qu’aucune difference donnée, pourveu que l’un des foyers de l’ellipse soit assés eloigné de l’autre, car alors les rayons venans de ce foyer eloigné differeront des rayons paralleles aussi peu que l’on voudra, et par consequent tous les theoremes geometriques qui se verifient de l’ellipse en general, pourront estre appliquées à la parabole, en considerant celle-cy comme une ellipse dont un des foyers est infiniment eloigné ou (pour eviter cette expression) comme une figure qui differe de quelque ellipse moins que d’aucune difference donnée. Le même principe a lieu dans la physique, par exemple le repos peut estre consideré comme une vistesse infiniment petite, ou comme une tardité infinie. C’est pourquoy tout ce qui est veritable à l’egard de la tardité ou vistesse en general, doit se verifier aussi du repos pris ainsi, tellement que la regle du repos doit estre considerée comme un cas particulier de la regle du mouvement : autrement, si cela ne reussit pas, ce sera une marque asseurée, que les regles sont mal concertées. De même l’egalité peut estre considerée comme une inegalité infiniment petite, et on peut faire approcher l’inegalité de l’egalité autant qu’on veut. C’est entre autres faute de cette consideration, que M. Des Cartes, tout habile homme qu’il estoit, a manqué plus d’une façon dans ses pretendues loix de la nature ; car (pour ne pas repeter à present ce que j’ai dit cy-devant de l’autre source de ses erreurs, quand il a pris la quantité de mouvement pour la force) sa premiere et sa seconde regle (par exemple) ne s’accordent point ; la seconde veut que deux corps B et C se rencontrant directement d’une vistesse égale, et B estant tant soit peu plus grand, C sera reflechi avec la vitesse premiere, mais B continuera son mouvement, au lieu que selon la premiere regle B et C, estant egaux tous deux reflechiront et s’en retourneront d’une vistesse egale à celle qui les avoit amenés. Mais cette difference des evenemens de ces deux cas n’est pas raisonnable ; car l’inegalité des deux corps peut estre aussi petite que l’on voudra, et la difference qui est dans les suppositions de ces deux cas, sçavoir la difference entre une telle inegalité et entre une egalité parfaite pourra estre moindre qu’aucune donnée, donc en vertu de nostre principe la difference entre les resultats ou evenements devroit aussi estre moindre qu’aucune donnée ; cependant si la seconde regle estoit aussi veritable que la premiere, le contraire arriveroit, car selon cette seconde regle une augmentation aussi petite que l’on voudra du corps B auparavant egal à C fait une grandissime difference dans l’effect, en sorte qu’elle change la reflexion absolue en continuation absolue, ce qui est un grand saut d’une extremité à l’autre, au lieu qu’en ce cas le corps B devroit reflechir tant soit peu moins, et le corps C tant soit peu plus qu’au cas de l’egalité dont à peine ce cas peut estre distingué. Il y a plusieurs autres incongruités semblables, qui resultent des regles cartesiennes, que l’attention d’un lecteur appliquant nostre principe y remarquera aisement, et celle que j’avois trouvée dans les regles de la Recherche de la verité venoit de la même source. Le R. P. de Malebranche avoue en quelque façon qu’il y a de l’inconvenient, mais il ne laisse pas de croire que les loix du mouvement dependant du bon plaisir de Dieu, il en pourroit establir d’aussi irregulieres que celles là. Mais le bon plaisir de Dieu est reglé par sa sagesse, et les geometres seroient presque aussi surpris de voir arriver dans la nature ces sortes d’irregularités, que de voir une parabole, à qui on pourroit appliquer les proprietés de l’ellipse à foyer infiniment eloigné. Aussi ne rencontrera-t-on point, je pense, d’exemple dans la nature de tels inconveniens, plus on la connoist et plus on la trouve geometrique. Il est aisé aussi de juger par là, que ces inconveniens ne viennent pas proprement de ce que le R. P. D. M[alebranche] en accuse, sçavoir de la fausse hypothese de la parfaite dureté des corps, que j’accorde ne se trouver pas dans la nature. Car quand on y supposeroit cette dureté, en la considerant comme un ressort infiniment prompt, il n’en resultera rien icy, qui ne se doive ajuster parfaitement aux veritables loix de la nature à l’egard des corps à ressort en general, et jamais on ne viendra à des regles aussi peu liées que celles où j’ay trouvé à redire. Il est vray que dans les choses composées quelques fois un petit changement peut faire un grand effect, comme par exemple une estincelle tombant dans une grande masse de la poudre à canon est capable de renverser toute une ville. Mais cela n’est pas contraire à nostre principe car on en peut rendre raison par les principes generaux mêmes, mais à l’egard des principes ou choses simples, rien de semblable ne sçauroit arriver, autrement la nature ne seroit pas l’effect d’une sagesse infinie. On voit par là un peu mieux que ce qui s’en dit communement, comment la veritable physique doit estre puisée effectivement de la source des perfections divines. C’est Dieu qui est la derniere raison des choses et la connoissance de Dieu n’est pas moins le principe des sciences, que son essence et sa volonté sont le principe des estres. Les philosophes les plus rasionnables en demeurent d’accord, mais il y en a bien peu qui s’en puissent servir pour decouvrir des verités de consequence. Peut-estre que ces petits echantillons reveilleront quelques uns, pour aller bien plus loin. C’est sanctifier la philosophie, que de faire couler ses ruisseaux de la fontaine des attributs de Dieu. Bien loin d’exclure les causes finales et la consideration d’un estre agissant avec sagesse, c’est de là qu’il faut tout deduire en physique. C’est ce que Socrate dans le Phédon de Platon a déja admirablement remarqué, en raisonnant contre Anaxagore et d’autres philosophes trop matériels, lesquels, apres avoir reconnu d’abord un principe intelligent au dessus de la matiere, ne l’employent point, quand ils viennent à philosopher sur l’univers, et au lieu de faire voir, que cette intellignence fait tout pour le mieux et que c’est là la raison des choses qu’elle a trouvé bon de produire conformement à ses fins, tachent d’expliquer tout par le seul concours des particules brutes, confondant les conditions et les instrumens avec la veritable cause. C’est (dit Socrate) comme si pour rendre raison de ce que je suis assis dans la prison attendant la coupe fatale, et que je ne suis pas en chemin pour aller chez les Beotiens ou autres peuples, où l’on sçait que j’aurois pu me sauver, on disait que c’est parce que j’ay des os, des tendons et de muscles qui se peuvent plier comme il faut pour estre assis. Ma foy (dit-il) ces os et ces muscles ne seroient pas icy, et vous ne me verriés pas en cette posture, si mon esprit n’avoit jugé, qu’il est plus digne de Socrate de subir ce que les loix de la patrie ordonnent. Cet endroit de Platon merite d’estre lû tout entier, car il y a des reflexions tres belles et tres solides. Cependant j’accorde que les effects particuliers de la nature se peuvent et se doivent expliquer mecaniquement, sans oublier pourtant leurs fins et usages admirables, que la providence a sceu menager, mais les principes generaux de la physique et de la mecanique même dependent de la conduite d’une intelligence souveraine, et ne sçauroient estre expliqués sans la faire entrer en consideration. C’est ainsi qu’il faut reconcilier la pieté avec la raison, et qu’on pourra satisfaire aux gens de bien, qui apprehendent les suites de la philosophie mecanique ou corpusculaire, comme si elle pouvoit eloigner de Dieu et des substances immaterielles, au lieu qu’avec les corrections requises et tout bien entendu, elle nous y doit mener.

Notes :

[1Titre donné à cette lettre dans les NRL, juillet 1687, art. VIII. La « Démonstration courte d’une erreur considérable de M. Descartes » composée par Leibniz avait été publiée par Bayle avec la réfutation de Catelan dans les NRL, septembre 1686, art. II (Lettre 635). Leibniz avait répliqué par sa lettre du 9 janvier 1687 (Lettre 682), publiée dans les NRL, février 1687, art. III : il y faisait allusion aux « erreurs » de Descartes découvertes par Malebranche mais aussi aux erreurs cartésiennes qui avaient été perpétuées par l’oratorien. Celui-ci lui répondit par une lettre adressée à l’abbé de Catelan publiée dans les NRL, avril 1687, art. VIII, et c’est à cette réponse de Malebranche que Leibniz réplique par la présente lettre, qui fut publiée dans les NRL, juillet 1687, art. VIII. Pour que ce dossier soit complet, nous publions la réponse de Malebranche ( NRL, avril 1687, art. VIII) en appendice à la présente lettre.

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