De Rouen le 18 janvier 1675

Que penserez-vous de ce latin, cher ami Basnage ? Peu s’en faudra que vous ne le receviez avec des éclats de rire en constatant son inélégance. A moins que d’aventure un certain étonnement devant cette barbarie ne soit engendré en vous à cause du souvenir d’une époque où, suprême arbitre de l’éloquence, vous ne méprisiez pas mon style, voire même, il vous inspirait des louanges. En effet, n’est-il pas étonnant, et même prodigieux, que deux ans aient suffi pour me changer tellement qu’à présent je fais rire mes amis quand j’essaie d’employer le latin, alors que j’avais naguère une pratique honorable de cette langue. Mais je crains de ne pas vous rendre justice en imaginant que mon malheur vous réjouira... Je dis donc qu’à cause de votre amitié, vous serez attristé de voir combien j’ai empiré ; ainsi la présente lettre vous sera pénible, aussi bien par son style grossier et rude que parce qu’elle place sous vos yeux le malheur d’un homme qui vous est cher et qui est descendu, comme on dit, de cheval en âne [1]. Quand je pense moi-même à tout cela, je suis tourmenté par un incroyable chagrin et ma gaucherie à m’exprimer se paye par des ongles rongés. Sans doute les orateurs les plus célèbres n’ont ils mis autant d’efforts et pris autant de peine pour composer leurs œuvres que je n’en ai consacré à cette lettre sèche et grossière. La source de la latinité est entièrement tarie en moi. Les mots qui naguère s’offraient d’eux-mêmes, c’est à peine si je peux les tirer des recoins les plus cachés de ma cervelle et, pour tout dire, chaque mot me coûte. Je n’estimerais pas m’en être si mal tiré, si au moins je pouvais me consoler à la manière des esprits les plus lents, quand ils font valoir leurs laborieuses productions nocturnes en cherchant à présenter comme une érudition exquise ce qui sent l’huile de lampe et suggère les ongles rongés. Mais une telle issue n’a pas été à ma portée. Je suis comme ces Allemands qui viennent de quitter le pays natal et parlent français d’une façon aussi laborieuse qu’incorrecte. Vous vous souvenez en avoir entendu à Genève prononcer trois ou quatre mots mal assemblés en suant sang et eau. Pour ma part, j’en ai vu quelques-uns qui, le verre en main (alors que normalement la langue est déliée par la boissson – quel buveur ne rend-elle pas éloquent ? [2]) parlaient si péniblement et si mal que j’avais l’impression à les écouter, de porter un poids plus lourd que l’Etna et j’avais du mal à cacher mon hilarité derrière ma serviette. Si ces gens-là me voyaient maintenant en train de peiner si difficilement pour composer d’étrange manière une lettre balourde, ils auraient le droit de me rendre la pareille et de se venger tout leur saoul de mes ricanements d’autrefois. On lit qu’un sybarite, voyant un forgeron battre le fer de toutes ses forces fut aussitôt mouillé de sueur [3]. S’il était transporté par miracle dans notre siècle et à mes côtés, ce sybarite serait en nage à me voir me gratter la tête en torturant mon esprit et pour parler commr le satirique

« la tête basse et le regard rivé au sol » [4]

phr[ases] po[eticæ] p.162 [5]

Mais si par hasard vous demandez pourquoi je me donne tant de peine pour n’arriver à rien, et pourquoi, avec tous les efforts que je fais, je ne produis que des futilités ; et si, obligeant comme vous êtes, vous me faites remarquer qu’il n’y a pas de raison pour que j’écrive en latin, et qu’il y a une langue vernaculaire directement à ma disposition dans laquelle je pourrais exprimer mes pensées, sinon élégamment, du moins plus facilement... [je vous répondrais avec une anecdote]. Il n’y a pas si longtemps il y avait un homme éminent, dont l’illustre Cospeau, évêque de Liseux [6] très loué dans les lettres de Balzac, avait l’habitude, selon Costar [7], de raconter que les choses qu’il publiait lui étaient trop chères pour qu’il fût tenu d’observer sur ce point le commandement de la loi de Dieu concernant l’amour dû au prochain. L’évêque concluait donc que si cet homme voulait accepter son conseil, il choisirait un genre d’activité tout différent qui lui permette d’accomplir son devoir à l’égard de son prochain.

V[oir] dans Quintilien Or[atoriæ]. instit[utionis] , l.10. c.3 l’orateur Julius 2 affligé d’avoir eté 3 jours sans trouver l’exorde, et la reponse q[ui] lui fut faite [8].

Notes :

[1Ce proverbe, d’origine grecque, figure dans les Adages d’ Erasme, n° 729 : ii.273a.

[2Horace, Epîtres , I.v.19 : « Quand la coupe est pleine, qui ne devient pas éloquent ? »

[3L’anecdote est rapportée par Sénèque, De la colère, II.xxv.2.

[4Perse, Satires , iii.80 : « La tête basse et le regard rivé au sol ».

[5Ces abréviations renvoient probablement à un recueil personnel de Bayle.

[6Philippe Cospeau, dit souvent Cospéan (1571-1646), évêque d’Aire, puis de Nantes, et enfin, en 1635, de Lisieux, prédicateur de renom, très apprécié par Louis XIII : voir E. Jacques, Philippe Cospeau, un ami-ennemi de Richelieu (1571-1646) (Paris 1989).

[7Le Mémoire des gens de lettres célèbres de France, établi par Costar, ne parut qu’en 1726 ; il contient une notice sur Cospeau. C’est probablement sur la foi d’ouï-dire que Bayle s’exprime ici. Pour l’éloge de Cospeau par Balzac, voir, par exemple, sa lettre au prieur de Chives, du 28 octobre 1624, dans Les Premières lettres de Guez de Balzac, éd. H. Bibas et K.T. Butler (Paris 1933-1934, 2 vol.), ii.112.

[8Voir Quintilien, X.iii.14 : « l’oncle de Julius Secundus lui dit : « Veux-tu parler mieux que tu n’en es capable ? » : Numquid tu […] melius dicere vis quam potes ?

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