Lettre 760 : Pierre Bayle à Jean Rou
Je suis bien aise, mon très cher Monsieur, de ce que vous m’écrivez de raisonné sur le prétérit indéfini et sur le défini ; car, pour le qui pro quo du mode, c’est pure inadvertance [1]. Je vois que vous avez vos raisons et vos autoritez, pour apeller prétérit indéfini,
Cela étant, je croi que la raison n’est guere capable de prononcer là-dessus ; il faut recourir à l’autorité et à l’usage des grammairiens : et franchement, je ne sai pas trop bien qui l’emporteroit : et il pourroit bien être, qu’aiant cru que
Je vois par la Grammaire françoise d’ Antoine Oudin [3], qu’il est tout-à-fait conforme à Chiflet [4] : je n’ai point celle que Messieurs de Port-Roial ont faite pour la langue françoise en particulier, outre ce qu’ils appellent Grammaire générale et raisonnée [5] ; ni celle de Maupas [6], et d’autres petits maitres ; ainsi, je ne puis pas déterminer ce qui en est. Mais, je conjecture qu’ils font comme Oudin et Chiflet ; et qu’ainsi, mon cher Monsieur, vous devez laisser la chose comme vous l’aviez mise.
J’aprens tous les jours, qu’il n’est rien de si aisé que de se tromper, quand on juge sur des apparences, et sans vérifier sur les lieux ce de quoi on veut juger. Une autre fois, je vous promets d’être beaucoup plus circonspect ; sur tout, quand il s’agira de s’écarter de ce que je verrai emploié dans vos écrits.
Je suis, mon très cher Monsieur, votre, etc.
Notes :
[1] Bayle avait proposé un commentaire sur les écrits de Rou dans sa lettre du 10 octobre 1690 (Lettre 757) ; la réponse de Rou, à laquelle la présente lettre constitue la réplique, ne nous est pas parvenue. La position de Jean Rou vis-à-vis de la question de la distinction entre les passés défini et indéfini coïncide avec celle des grammairiens modernes à partir de Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française (Marseille 1787-88, 4°, 3 vol.). Le point de vue de l’Académie, en revanche, était fortement influencé par l’exemple de ce qu’on appelle l’aoriste gnomique grec utilisé comme le passé simple français dans les proverbes et dictons, dont la pertinence n’est pas limitée à telle ou telle époque. Le passé simple, cependant, désigne normalement et essentiellement une action ou un état ayant lieu à un moment ou pendant une période de temps définis, même là où ce moment ou cette période ne sont pas explicitement indiqués.
[2] Prosper Marchand indique que l’abbé François-Séraphin Régnier-Desmarais (1632-1713), dans son Traité de la grammaire françoise (Paris 1706, 4°), p.336-337, désigne
[3] Antoine Oudin (?-1653), Grammaire francoise rapportée au langage du temps par Anthoine Oudin, secretaire interprete du Roy, pour les langues, allemande, italienne, et espagnolle (Paris 1633, 8°).
[4] Laurent Chiflet, S.J. (1598-1658), Essay d’une parfaite grammaire de la langue françoise, où le lecteur trouvera en bel ordre tout ce qui de plus nécessaire, de plus curieux et de plus élégant en la pureté, en l’orthographe et en la prononciation de cette langue (Anvers 1659, 8° ; Paris 1668, 12°).
[5] Antoine Arnauld et Claude Lancelot, Grammaire generale et raisonnée. Contenant les fondemens de l’art de parler ; expliquez d’une manière claire et naturelle ; les raisons de ce qui est commun à toutes les langues, et des principales différences qui s’y rencontrent ; et plusieurs remarques nouvelles sur la langue françoise (Paris 1660,12°).
[6] Charles Maupas, Grammaire françoise : contenant reigles très certaines et adresse très asseurée à la naïve connoissance et pur usage de nostre langue, en faveur des estrangers qui en seront désireux (Bloys 1607, 12° ; seconde éd. Paris 1625, 12°).