Lettre 799 : Pierre Bayle à Jean Rou

A Rotterdam, le 18 de mai 1691

Je vous renvoie, mon très cher Monsieur, le morceau que vous m’avez communiqué de l’histoire que vous avez entreprise [1]. Je suis / ravi que vous vous soiez chargé d’un travail si curieux et si instructif, et où vous êtes si capable de réüssir. Notre siecle, et les suivans, vous en seront fort obligés. J’ai lu avec beaucoup de satisfaction votre début et votre plan. Je voudrois néanmoins diminuer un peu les figures trop fréquentes du stile ; et, puis que vous voulez que je vous en dise mon sentiment ; mon avis, que je soumets, et que je dois soumettre au vôtre, seroit que vous prissiez, même dans l’introduction, ou préface, un stile moins fleuri, moins peint, et moins travaillé. Vous savez que c’est le gout de notre siecle d’aimer le naturel dans le discours [2].

Quant à ma réponse [3], je n’ai pas cru devoir cacher au public, que Mr Jurieu est mon accusateur. Il est vrai qu’il ne s’est pas nommé dans son écrit ; mais, il ne se cache à personne d’en être l’auteur. Il l’a mis entre les mains de / quelques-uns de nos magistrats. Il a même donné un mémoire manuscrit à notre baillif * [4], afin qu’on informât contre moi, selon la découverte qu’il a publiée de notre prétenduë cabale : il a tâché de porter le consistoire flamand à solliciter avec lui pour ces informations [5]. Lui, et Mademoiselle sa femme, ne parlent dans les compagnies que de la découverte de cette cabale. Ainsi, on a tout lieu de croire qu’il ne veut pas être dénonciateur anonime. D’ailleurs, il n’eut de rien servi de se contenter de le désigner, parce que les désignations lui eussent été tellement propres, que ni en France, ni ailleurs, personne ne l’eut méconnu ; non plus que personne ne me méconnoit aux désignations qu’il fait de moi. Je vous le repête encore, avec la derniere sincérité, mon très cher Monsieur, ce qui me fâche* le plus dans cette querelle, c’est le triomphe que nos ennemis en tireront. Mais, toute personne équitable verra que ce n’est pas moi qui suis dans le tort. S’il ne s’agissoit que de perdre, sans flêtrissure, le poste que j’occupe, de bon cœur je sacrifierois cela à la charité et à l’intérêt du corps. Mais, il s’agit de l’honneur ; il s’agit de passer pour traitre, conspirateur d’Etat, impie, athée ; il s’agit, et de vie, et d’honneur. C’est une occasion, où, si j’épargnois mon adversaire, je fortifierois les soupçons contre mon innocence. De plus, il faut bien se garder de croire que les intérêts de notre cause dépendent de la réputation de nos écrivains ; et rien ne sauroit nous faire plus de tort dans le public, que de dissimuler les fautes d’un ministre, et de les laisser impunies, sous prétexte qu’il auroit fait des livres contre l’Eglise romaine. Mr Basnage n’en / a-t-il pas fait d’excellens [6] ; et Mr Jurieu ne m’a-t-il pas avoüé qu’il le regardoit comme celui de tous les ministres réfugiés, qui étoit le plus capable de défendre notre cause ? Cependant, Mr Jurieu ne laisse pas de le mettre de la conspiration, tramée, à ce qu’il dit, dans ce païs, en faveur de la France, pour exciter ici, et en Angleterre, une révolte générale ; ce qui seroit le comble de tous les crimes.

Ainsi, mon cher Monsieur, séparons toujours, comme Mr Jurieu nous y exhorte, l’œuvre de Dieu, des mauvaises qualités de l’ouvrier. Dieu, selon lui, s’est servi, pour la délivrance de l’Angleterre, de l’ambition, et du mécontentement de quelques mylords : il se peut servir aussi, pour fortifier les siens dans la foi, de la plume de gens passionnés et vindicatifs, jusqu’à emploier tout ce que la calomnie peut imaginer de plus infernal contre leurs ennemis.

Mais, vous jugerez mieux de tout, quand vous aurez lu mon apologie. Je vous demande toujours la continuation de votre amitié ; mais, non pas au delà de la restriction nécessaire, Usque ad Aras [7].

Je suis, etc.

Notes :

[1Il s’agit ici d’un ouvrage de Jean Rou intitulé Histoire de l’Académie de peinture et de sculpture : l’ouvrage ne fut pas publié de la vie de Rou, mais il figure dans ses Mémoires, éd. Waddington, ii.17-20.

[2Sur la rivalité des éloquences ultramontaine et gallicane, voir M. Fumaroli, L’Age de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique (Genève 1980), et M. Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950 (Paris 1999) ; sur l’évolution de l’éloquence du modèle balzacien vers le style « naturel » de l’esthétique galante, voir A. Viala (dir.), L’Esthétique galante (Toulouse 1989).

[3Bayle, La Cabale chimérique, datée du 31 mai 1691 : voir Lettre 796, n.12.

[4Jacob van Zuylen van Nijevelt. Cette démarche de Jurieu auprès du « bailli » explique sans doute le mauvais calcul de Bayle, lorsque, se sentant menacé par le conseil municipal livré désormais aux orangistes, il devait s’adresser au même « bailli » pour solliciter sa protection : voir Lettre 899, n.1 et 2.

[5Mis en difficulté par le consistoire de l’Eglise wallonne, Jurieu eut recours à l’Eglise hollandaise pour déstabiliser Bayle : ici pour donner du poids à ses accusations auprès de Jacob van Zuylen van Nyevelt, quelques mois plus tard pour mettre en accusation la doctrine de l’auteur des Pensées diverses : voir H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », introduction, p.52-54.

[6Jacques Basnage était l’auteur de plusieurs ouvrages de controverse : Examen des méthodes proposées par MM de l’assemblée du clergé de France en l’année 1682 (Cologne [Rotterdam] 1684, 12°), Réponse à M. l’évesque de Meaux sur sa lettre pastorale (s.l. 1686, 12°), Histoire de la religion des Eglises réformées, pour servir de réponse à l’« Histoire des variations des Eglises protestantes » de M. de Meaux (Rotterdam 1690, 8°, 2 vol.), et il allait continuer à alterner ouvrages de controverse et ouvrages d’érudition.

[7« Jusqu’aux autels », c’est-à-dire excepté ce qui est contraire à la conscience, à la religion.

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