Lettre 832 : Pierre Bayle à Pierre Silvestre

A Rotterdam le 20 • de nov[embre] 1691

Je vous demande mille pardons, mon c[her Mons]ieur, de mes importunitez reïterées et des frais où je vous constituë en ports d[e lett]res, mais mille raisons veulent que je vous ecrive aujourd’hui. Depuis ma derniere de mardi passé j’ai apris que celle dont j’etois tant en peine a eté perdue [1] ; j’en enrage parce que j’avois ecrit sous votre couvert une lettre à un ministre sur je ne sai quels quatre ecus qu’il s’avise de me demander comme m’ayant eté pretez quand je fis mon voiage de Thoul[ouse] [2] je lui repassois dans la memoire les discussions necessaires, et je me tirois quoi qu’il en soit tout à fait de tort. Il sait que je sais ses demandes, et il n’a point veu pendant plusieurs mois ce que je reponds ; c’est dequoi lui faire faire cent pechez mortels en jugemens temeraires. Voiez je vous prie s’il n’y auroit pas moien de recouvrer cette lettre ; je suivis ponctuellement l’adresse que vous m’aviez donnée, voici les termes que vous me marquiez, « vous pouvez faire le paquet avec cette adresse pour M r Godet à Londres, par dessus vous mettrez une enveloppe adressée à M r War secretaire de mylord Notingham secret[aire] d’Etat à Whitehall [3]… sur la marge d’une feuille vous ecrirez simplement pour M r S… » Je fis tout cela ; il est vrai que je marquai « pour M r S… » au dessus de la lettre dont la suscription portoit pour M r Godet à Londres. Voiez encore un coup mon tres cher Monsieur, si M r Godet n’a point recu cette petite depeche. En tout cas je vous prie de faire tenir l’i[nc]luse incessament* [4].

Depuis mardi dernier que je vous adressai ma reponse à M r Sartre [5] il paroit un nouveau libelle de l’auteur des Remarques sur la cab[ale] chimerique dans lequel on a inseré un extrait de la lettre que M r Sartre m’a ecrite [6], ce qui montre qu’il a envoié sa lettre ouverte à M r J[urieu]. On conclut de son temoignage que j’ai nié faussem[en]t avoir eté chez les jesuïtes. Je ne puis me dispenser de repondre publiquem[en]t à ladite lettre de M r Sartre ; ma reponse partira ce soir pour etre imprimée à Amsterdam [7]. J’y mets toute celle que j’ai receuë, mais j’en ote votre nom et vous nomme seulem[en]t M r … Je l’accompagne de mes remarques, et je dis sur la fin à M r Sartre que je lui donne le tems de bien songer à sa deposition, parce qu’il s’y trouva confondu s’il n’en desiste, mon dessein etant de demander permission à nos souverains de presenter requete à M r l’intendant de Languedoc pour faire informer de mon etat à Thoulouse ; et j’exhorte M r Sartre à se joindre à moi pour la presentation de cette requete, afin que le procez verbal de l’intendant aprenne au public qui a tort de M r Sartre ou de moi. Je traitte toujours M r Sartre fort honnetement. Si vous jugez à propos de lui aprendre de ma part ce qui se passe vous m’obligerez de le faire. S’il est bien conseillé il n’attendra pas les informations juridiques de l’intendant. Des que la lettre que je lui repons sera imprimée, je lui en enverrai un exemplaire par la poste en y joignant un billet manuscrit [8]. Je vous en enverrai aussi.

Vous avez vu sans doutte les Difficultez de M r Arnaud à M r Steyaert, où le P[ere] Simon est assez bien etrillé [9].

Je suis seur que M r Sartre quand il vous parla des persecutions qu’on lui faisoit pour le faire deposer contre moi, ne [v]ous dit pas que ce fut à lui que j’ecrivis de Thoulouse un[e] lettre [10], car vous m’en eussiez parlé. Je me sers de cette remarque.

Tout à vous mon cher M r. /

Une conversation que je viens d’avoir avec M r Basnage (qui vous saluë tant et plus) m’oblige à ouvrir cette lettre pour vous aprendre que je sursois l’impression de ma reponse à la lettre de M r Sartre [11]. On me conseille de mepriser son temoignage. Puis qu’on le veut je surseois* sans etre convaincu qu’on me conseille bien quoi qu’avec tres bonne intention, et plus de lumieres que je n’en ai. Mais du moins veux je lui ecrire une lettre qui passera par vos mains [12], et que je vous suplie tres humblement mon cher Monsieur par toute l’amitié que vous m’avez toujours temoignée, de bien lire avant que de la rendre, afin de pouvoir temoigner dans les compagnies où besoin sera, ce que je lui ecris. Je vous devois faire la meme priere pour la lettre precedente, et si j’avois un copiste je garderois copie des deux, mais je ne saurois moi meme prendre cette peine. Mille et mille pardons de la peine que je vous donne

 

A Monsieur/ Monsieur Silvestre docteur en/ medecine ches M r Le Fevre/ docteur en medecine in de/ Pale Male proche s[aint] Jemes/ A Londres •

Notes :

[1Il s’agissait d’une lettre de Bayle à un ministre réfugié, ancien étudiant de Puylaurens, envoyée par l’intermédiaire de Pierre Silvestre : voir Lettre 831, n.4 et 8.

[2C’est la seule mention de cette réclamation par une ancien camarade de Bayle à l’académie de Puylaurens ; nous ne saurions donc donner plus de précisions, à moins qu’il s’agisse tout simplement de « M. de l’Isle, parent de M. de Rapin », le seul étudiant à Puylaurens à qui il aurait écrit pendant son séjour à Toulouse : voir ci-dessous, n.7 et 10.

[3Sur Daniel Finch, deuxième Lord Nottingham, secrétaire d’Etat, voir Lettre 831, n.8.

[4Cette lettre, adressée à Jean de Bayze (voir Lettre 831, n.8) ou bien au ministre de Londres ancien étudiant de Puylaurens, ne nous est pas parvenue.

[5La réponse de Bayle à Jacques Sartre est perdue. Dans sa lettre du 12 décembre 1691 (Lettre 837), Sartre fait allusion aux deux lettres que Bayle lui avait adressées : elles sont donc bien arrivées à bon port mais ne nous sont pas parvenues.

[7Bayle avait déjà répondu aux insinuations de Jurieu publiées dans sa Courte revue, fondées sur le témoignage de Jacques Sartre, par une « addition » à La Chimère de la cabale : « Sur ce qui a été dit du séjour de Mr Bayle à Thoulouse » ( OD, ii.787a-788b). Il revient sur ce témoignage dans son Avis au petit auteur des petits livrets, sur son « Philosophe dégradé », adressé à Jean Robethon ( OD, ii.788-796, §19), et de nouveau dans son Nouvel avis au petit auteur des petits livrets, concernant ses lettres sur les différens de Mr Jurieu et de Mr Bayle ( OD, ii.796-813), où il donne un extrait de la lettre de Pierre Silvestre du 30 novembre (Lettre 834) et de celle de Sartre du 12 décembre 1691 (Lettre 837). C’est donc à son premier Avis que Bayle fait allusion dans la présente lettre.

[8Toutes les lettres de Bayle à Sartre sont perdues : son intention d’engager son ancien condisciple dans sa défense contre Jurieu était vouée à l’échec.

[9Sur la critique de Richard Simon dans cet ouvrage d’ Antoine Arnauld, voir Lettre 831, n.5.

[10Bayle réfutait les accusations de Jurieu et de Robethon en insistant sur le fait que le seul étudiant à qui il eût écrit pendant son séjour à Toulouse était « M. de l’Isle, parent de M. de Rapin », qu’il n’avait plus revu par la suite – et non pas Jacques Sartre, qu’il avait revu par la suite à Genève. Sur cette défense, voir ci-dessus, n.7.

[11En effet, Bayle ne répondit pas directement à la lettre de Sartre par une publication, mais se contenta de sa réponse aux accusations de Jurieu et de Robethon fondées sur le témoignage de Sartre : voir ci-dessus, n.7.

[12Les lettres de Bayle adressées à Sartre sont perdues.

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