[Rotterdam, le 3 février 1692]

Très vénérable Monsieur

Si seulement il ne m’incombait, à votre égard, de rien faire d’autre que de vous rendre des actions de grâces pour le livre de Ménage [1] si promptement et si gracieusement prêté ! Mais je suis appelé à de plus tristes devoirs par le deuil domestique dont vous souffrez, privé d’un fils unique et digne de vous qu’un jour néfaste a enlevé et plongé dans une mort prématurée [2]. Si je n’étais pas entièrement dépourvu de toute faculté poétique, je n’aurais pas manqué, comme bien d’autres admirateurs de votre illustre nom, de célébrer dans un poème funèbre les vertus d’un jeune homme si doué, attestant en même temps publiquement combien a été cruelle et prématurée sa mort, qui constitue une perte véritablement des plus graves non seulement pour votre famille mais encore pour la République des Lettres, qui pouvait tout attendre de la part de ce jeune homme si érudit qui suivait la traces paternelles vers la gloire et la renommée, en possession déjà par votre instruction et vos soins d’une vaste érudition, de manière à en donner des exemples exceptionnelles dans des leçons publiques. Nous devons adorer Dieu d’autant plus vivement pour qu’il vous conserve longtemps et pendant des années nestoriennes [3], puisqu’il n’est pas permis d’espérer davantage, après que la nécessité de mourir (que vous rencontrerez bien tard si les souhaits de bonheur valent quelque chose) vous aura soustrait aux choses humaines, de sorte qu’il arrivera qu’un fils qui fera revivre le père en devenant son successeur dans la chaire d’Utrecht [4] apportera de la consolation. Portez-vous bien, homme tres distingué et comportez-vous en homme fort autant qu’érudit dans ce malheur paternel. Je vous souhaite le secours de la bonté divine en même temps que toutes autres sortes de bonheur.
Votre dévoué Bayle.

Donnée à Rotterdam le 3 février 1692.

 

A Monsieur / Monsieur le professeur / Graevius / à Utrecht

Notes :

[1Sur ce livre de Ménage prêté par Graevius, voir Lettres 846, n.4.

[2Theodorus Georgius Graevius (1669-1692), jeune homme qui semblait destiné à une belle carrière, obtint son doctorat à Utrecht en 1688, puis mourut soudainement, âgé d’une vingtaine d’années.

[3L’expression était courante : voir Martial, Epigrammes, 2, 64 et 5, 58. Jacques Basnage emploie la même expression dans sa lettre à Gijsbert Kuiper du 6 janvier 1708 : éd. M. Silvera (Amsterdam, Maarssen 2000), n° XCIX, p.332.

[4Graevius (Jean Georges Graefe, 1632-1703) était Allemand d’origine ; professeur d’histoire à l’université d’Utrecht depuis 1661, il devait être nommé historiographe de Guillaume III en 1697 et fut alors dispensé de remplir les fonctions de professeur tout en en conservant les émoluments et le titre.

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