[Gouda, le 7 juin 1692]

Pierre Bayle, à Rotterdam.

Votre petit cadeau très apprécié qui vous a servi pour orner et enrichir notre bibliothèque [1] aurait été encore plus agréable, très érudit Monsieur, s’il avait pu circuler de main en main d’une personne à l’autre, car vous savez depuis longtemps de ma part et de celle de nos amis combien je souffre du désir de vous revoir et qu’en le satisfaisant au plus vite vous me libérerez de tant d’ennuis qui m’arrivent continuellement du fait de vos ajournements prolongés. Coupez court enfin si vous pouvez à ces délais, rompez les chaînes qui vous lient, ou, plutôt, par un effort herculéen, brisez les liens des affaires pour deux ou trois jours seulement, puisque depuis bien des jours il ne nous a pas été possible de nous rencontrer pour bavarder ensemble, étant donné l’immense fardeau des travaux et des affaires qui vous occupent ; vous vous rafraîchirez et récréerez l’esprit quelque peu fatigué et brisé par des études assez sévères. Passer une journée ainsi avec vous nous sera plus agréable, mon Dieu, que de passer le reste de notre vie avec beaucoup d’autres. L’éminent Monsieur de Mey [2] fait très bien non seulement selon notre désir mais par notre ordre de vous rebattre les oreilles de temps en temps du rappel de l’excursion promise, dont j’espère qu’il finira par extorquer ainsi la réalisation.

J’ai déjà entamé votre livre, pour lequel je vous fais les plus grands remerciements possibles, et son début me plaît comme rien d’autre. Vous avez réuni harmonieusement l’utile à l’agréable et l’attrait du style à une intime érudition, de sorte que je ne vois pas ce que l’on pourrait y ajouter sauf ce que vous avez omis de propos délibéré. Car vous auriez pu citer le grand homme Isaac Casaubon comme un réfutateur pénétrant de Baronius, de même que Basnage [3] ; mais ces choses sont trop bien connues pour qu’il y ait besoin de les mentionner. Quant aux autres omissions je suis du même sentiment, si cependant il m’arrive de noter des choses dont je pense qu’elles peuvent apporter quelque renseignement, je vous les communiquerai volontiers, bien que je doute que j’en trouve, étant donné que vous en avez noté le plus grand nombre.

Que le livre de Colomiès [4] soit resté en votre possession pendant quelques semaines n’est pas une chose que vous deviez penser me choquer ; j’en ai fait de même du livre de Basnage sur la vie du P[ère] Castellan [5], qui n’attend que l’occasion commode. S’il se trouve que vous avez demandé plusieurs livres et que vous les désiriez de ma bibliothèque, je les transmettrai facilement pourvu que vous en ayez indiqué les noms. Parmi les livres dont vous aviez ajouté le titre après celui des vôtres les plus rapprochés, je n’en ai pu repérer un seul chez des amis ; la Bibliotheca romana de Mandosio [6] et les Vitæ clarissimorum jurisconsultorum de Leickkher [7] peuvent se procurer comme vous l’aviez désiré. J’apprends que Colomiès est mort il y a seulement quelques jours [8]. J’aimerais avoir l’occasion de découvrir ce qui a été fait de ses travaux par celui qui était peut-être le plus distingué des quintilianistes, pour ainsi dire, et si l’on pouvait obtenir soit ce qu’il avait lui-même rassemblé, soit ce que d’autres lui avaient fourni de non négligeable, on pourrait peut-être tirer de parmi ses trésors beaucoup de choses qu’on trouverait difficilement ailleurs et pour la découverte desquelles, si vous en aviez l’occasion, j’aimerais que vous me donniez des indications ou que vous y agissiez en mon nom ; par votre zèle, vous vous attacherez certainement de nouveau votre tout dévoué Almeloveen.

Je vous prie de saluer de ma part notre Basnage, de Mey et de nombreux Messieurs érudits qui séjournent près de vous. Au revoir, très aimé Monsieur et continuez à aimer votre Almeloveen.

Donnée à Gouda le 7 e des ides de juin, 1692.

Notes :

[1Bayle avait envoyé à Almeloveen un exemplaire de son Projet et fragmens d’un dictionaire critique : voir Lettre 869, n.2.

[2Sur Willem de Mey, juriste et conseiller municipal de Rotterdam, voir Lettre 869, n.4.

[4Sur le Gallia orientalis de Colomiès, voir Lettre 869, n.1.

[5Dans sa lettre à Minutoli du 28 mai 1675 (voir Lettres 93, n.24, et 105, n.38), Bayle avait cité l’édition établie par Baluze la vie de Castellanus par Pierre Galland : Petri Castellani, magni Franciæ eleemosynarii, vita, auctore Petro Gallandio […] Stephanus Baluzius […] edidit et Notis illustravit. Accedunt Petri Castellani orationes duæ, habitæ in funere Francisci primi, regis Francorum Christianissimi, literatum et artium parentis (Parisiis 1674, 8°) : c’est sans doute à cet ouvrage qu’ Almeloveen fait allusion ici, car Basnage n’en a pas composé de cette nature. Bayle consacre un article substantiel du DHC à Pierre Castellan (1480-1552), évêque de Mâcon, puis d’Orléans, grand aumônier de France, prélat fort savant, aux tendances gallicanes et iréniques : il y cite à tout moment l’ouvrage de Baluze.

[8Sur l’intérêt que Bayle porte aux ouvrages de Colomiès, bibliothécaire de l’archevêque de Cantorbery, voir Lettres 843, n.25, et 850, n.3.

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