[Rotterdam, le 4 juillet 1692]

Au très éminent et très docte Théodore J[ansson] van Almeloveen, P[ierre] Bayle fait ses compliments

Monsieur de Mey me rencontrant aujourd’hui à onze heures m’a rendu la lettre que vous lui aviez passée pour qu’il en prenne soin [1] très cher Monsieur, après que vos cochers m’avaient demandé dans quel oratoire je me cachais. Moins surprenant est le fait qu’il leur avait été presque impossible de découvrir ma résidence, car aux dernières calendes de mai j’avais décampé [2] et mon nom qui figurait en latin dans l’adresse portée par votre lettre n’était pas généralement connu par ici. Mais qui plus est : les susdits cochers avaient à peine achevé de se faire mon portrait grâce à mon nom français que notre [Monsieur] de Mey qui avait voulu me joindre dans ma vieille maison n’y a rien pu comprendre d’autre, bien entendu, sauf que je n’y habitais plus : les locataires n’étant pas d’une gentillesse qui me permette de leur indiquer la résidence à laquelle je m’étais transporté ; j’ajoute cette observation, très éminent Monsieur, afin que vous sachiez pourquoi la lettre respirant la suave odeur de votre affabilité n’avait pas été rendue plus vite à Monsieur de Mey.

Que vous vous rappeliez notre voyage à Gouda [3], nous en sommes tout de suite reconnaissants et désireux de jouir de ce divertissement, mais quand mes occupations me le permettraient, elles ne le permettent pas en même temps à notre Basnage ni inversement ne me le permettent s’il lui arrive d’avoir besoin de quelque répit dans ses occupations nombreuses et nullement légères.

Ce soir même j’écrirai à un certain ami actif à Londres et à qui Colomiès était bien connu et je lui demanderai instamment de me renseigner sur les manuscrits du défunt [4] et d’abord ceux des lucubrations de Quintilien sur lesquels non seulement Colomiès disait peiner. J’espère d’ailleurs vous annoncer assez tôt quelque chose sur un manuscrit du Gallia Orientalis augmenté de nouvelles accessions ou même du Italiæ Orientalis.

Je me souviens que vous m’avez parlé d’une nouvelle édition du traité de Deckherr [5], dont je souhaiterais que le manuscrit n’ait pas été perdu par l’incurie de celui à qui il avait été confié pour vous être communiqué. Informez-moi, je vous en prie, si l’imprimeur songe jusqu’ici à quelque chose à cet effet ; je lui donnerai d’ailleurs mon épître révisée et quelque peu augmentée [6].

D’ailleurs si vous avez appris quelque chose de l’ouvrage de Placcius [7], faites en sorte que je ne le manque pas et si par hasard vous m’en communiquez une annonce très favorable, qu’il vous soit possible de me prêter (je ne les garderai pas longtemps) les Vies des jurisconsultes, réunies par Leickher [8], et la Bibliothèque de Romano Mandosio [9] ; je vous prie, très illustre Monsieur, de bien vouloir me les envoyer au plus tôt par le moyen de votre vaisseau de transport.

En retour, je vous offre ce qui se présente dans ma mince collection de livres. Hardouin a brandi sa plume contre Noris [10] et va mettre au jour un ouvrage assez crasse où ce Monsieur très éminent et directeur de la bibliothèque du Vatican sera sévèrement étrillé, de sorte que seuls les amis d’Hardouin se réjouissent de cette lettre de quatre pages récemment imprimée à Paris, tandis que ceux qui sont plus favorables à Noris qu’à Hardouin ne réagissent pas contre ces derniers de peur que Noris n’offre à l’autre l’occasion d’exercer sa critique [11]* et de le déchirer.

Mais, plus prolixe que de raison, je vous fais perdre du temps. Pardonnez, je vous en prie, un homme que cette occasion de converser dans votre absence captive comme un charme inégalable et sans bornes. Vivez longtemps et heureux, et souvenez-vous de moi.

Donnée à Rotterodam le 4 e des nones de juillet 1692

Chez Mademoiselle Wils op de Wiinhave

 

A Monsieur/ Monsieur Almeloveen/ docteur en medecine/ A Goude of Tergou

Notes :

[1Almeloveen s’était inquiété, dans sa lettre du 22 juin 1692 (Lettre 874), qu’une lettre confiée à Willem de Mey (Lettre 872) n’eût pas été livrée à Bayle, qui venait de déménager ; cette lettre est bien parvenue enfin à sa destination le 4 juillet, comme Bayle l’indique ici.

[2Bayle venait de déménager au Wijnhaven : voir Lettre 865, n.8.

[3Depuis quelque temps déjà, Almeloveen invitait ses amis à venir lui rendre visite à Gouda : voir Lettres 872 et 874.

[4Il pourrait s’agir du pasteur Pierre Allix, mais il est plus probable que cet ami actif à Londres soit le pasteur Jacques Abbadie, dont Bayle parle dans la Lettre 881.

[5Sur cette nouvelle édition de Deckherr, De scriptis adespotis, établie par Almeloveen et publiée avec une lettre de Bayle en 1686, voir Lettre 730, n.7. Le savant ami de Bayle envisageait apparemment une nouvelle édition de cet ouvrage, mais ce projet ne semble pas avoir abouti ; l’ouvrage connut une nouvelle édition par les soins de Ludwig Friedrich Vischer à Hambourg en 1708, mais Almeloveen ne semble pas y avoir participé.

[6Voir la lettre que Bayle avait ajoutée à l’édition de Deckherr publiée par Almeloveen en 1686 : Lettres 529, n.3, et 532, n.1.

[8Sur cet ouvrage de Leickher, voir Lettre 872, n.7.

[9Sur cet ouvrage de Mandosio, voir Lettre 872, n.6.

[11criticen : translittération latine de l’accusatif grec κριτικην.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261850

Institut Cl. Logeon