[Gouda, le 26 juillet 1692]

Pierre Bayle, à Rotterdam,

Le désir de vous revoir que vous nous avez laissé en partant [1], plus admirable des hommes, dépasse réellement celui dont j’ai tant brûlé auparavant. Pour calmer ce désir, c’est seulement en venant de nouveau chez nous que vous aurez finalement tenu votre parole et rempli vos promesses les plus sacrées. Cela me fait de la peine que, du fait de la présence d’amis venus faire des courses au marché, j’aie été empêché d’envoyer le Leickher [2]. Je voudrais que vous reportiez sur mes amis la faute, que j’admets ; je promets d’être plus prompt à l’avenir. Utilisez-le comme vôtre ; quand vous l’aurez lu, prenez soin de me le renvoyer, de sorte que même nous autres nous puissions examiner soigneusement ce que ces Messieurs ont fait autrefois à loisir. Si ma bibliothèque contient d’autres livres dont vous avez besoin, écrivez-moi trois mots, comme on dit ; je prendrai soin que vous l’ayez bientôt.

Vous n’aurez pas reçu d’Angleterre une réponse au sujet des travaux de Colomiès [3] ; quand elle sera parvenue je vous prie de me le faire savoir. Hier il m’est arrivé de Londres une lettre du très éminent Monsieur Thomas Smith [4], où, ce dont je me plains et je m’étonne fort, il m’écrit qu’on n’a rien trouvé dans la bibliothèque cottonienne des lettres d’ Isaac et de Méric Casaubon [5] ; certes il existe à Oxford le journal d’Isaac Casaubon [6] et beaucoup d’autres écrits, bon nombre desquels auraient pu être retirés par Méric, les ayant parcourus d’un regard expéditif, et omis ; écrits qui néanmoins n’auraient pas été indignes d’être insérés dans la biographie et dont il [ Thomas Smith] a promis avec une extrême obligeance de faire pour moi si possible une copie. Mais ce serait beaucoup mieux si j’avais quelque ami se consacrant aux travaux d’Oxford qui s’imposerait par sa force de jugement et ferait par édit ce qui est nécessaire, en prenant généralement les décisions. [Mais] comme je n’ai pas un tel arbitre j’ai recours à vous et à vos amis, me demandant si vous connaissez un moyen commode d’en avoir un, auquel cas vous êtes assurés d’avoir ma plus grande reconnaissance. Cet homme excellent [ Thomas Smith] m’exhortait vivement à composer cette histoire [7], et affirmait que je gagnerais beaucoup à consulter les travaux des Casaubon et autres. Par cet encouragement, quoique plutôt indolent par ailleurs, je ne suis pas peu stimulé. Maintenant donc j’aimerais, pour me faire plaisir, que vous cherchiez dans vos auteurs et réunissiez dans une page que vous m’enverrez, quels livres ils ont, soit en anglais, soit en latin, écrits par Méric Casaubon, pour que, si leur obligeance le permet, je puisse ou bien les parcourir moi-même, ou les passer à d’autres pour qu’ils les lisent à ma place, étant donné que je ne suis pas fort en anglais. Que bon nombre de choses, d’ailleurs, qui se rapportent à l’histoire de ces hommes soient contenues dans ces écrits, le très éminent Monsieur Smith est garant ; de la faveur et de l’extrême générosité dont il m’a entouré, je me promets beaucoup. Il écrit qu’il va éditer sous peu les lettres, que je voudrais beaucoup avoir, de Junius père, qui a été parent, si je ne me trompe, pour ne rien dire de son érudition, du grand Gérard Jean Vossius, lettres dont beaucoup sans aucun doute traitent de choses remarquables [8].

Je voudrais qu’en mon nom vous saluiez fort notre Basnage et que vous demandiez où habite Tessier [9] et de quelle manière et quand je pourrais lui envoyer une lettre, et s’il veut communiquer avec moi par lettre, il agira certainement tout à fait à mon gré. Portez-vous bien, ornement des Muses et tout comme on vous aime, aimez. Ma mère ajoute ses compliments pour vous, Basnage, de Mey, Lufneu.

Donnée à Gouda, le 7 des calendes d’août 1692

 

P.S. Si l’occasion est commode d’envoyer de Londres, et d’en recevoir, des lettres, j’aimerais que ce soit port payé et j’en profiterais pour ne pas avoir besoin de la voie d’Amsterdam, qui fait perdre tellement de temps.

Notes :

[1Sur le voyage de Bayle à Gouda et sur le groupe d’amis qu’il y retrouva autour d’ Almeloveen, voir Lettre 878.

[2Sur l’ouvrage de Leickher, Vie des jurisconsultes, que Bayle souhaitait emprunter à Almeloveen, voir Lettre 876, n.8.

[3Sur les manuscrits laissés par Paul Colomiès après sa mort, voir Lettre 876, n.4.

[4Thomas Smith, fellow de Magdalen College à Oxford, adversaire de Richard Simon : voir Lettres 487, n.4, 567, n.8, et 568, n.12.

[5Isaac Casaubon (1559-1614) avait enseigné à Genève et à Montpellier, puis était devenu bibliothécaire du roi à Paris. Après l’assassinat d’Henri IV, il était parti pour l’Angleterre avec son fils Méric (1599-1671) et ils s’étaient installés en Angleterre. Méric Casaubon est notamment l’auteur d’un Traité de la crédulité, où il prétend établir la réalité des esprits et des sorciers (Londres 1668).

[6Isaac Casaubon a laissé sous le titre d’ Ephémérides un journal qui ne sera publié qu’au XIX e siècle : Ephemerides Isaaci Casauboni, cum præfatione et notis, edente Johanne Russell (Oxonii 1850, 2 vol.).

[7Il n’existe pas de biographie de Paul Colomiès (et Bayle n’en connaît pas lorsqu’il rédige l’article consacré à ce savant pour le DHC). En 1692, ses Mélanges historiques paraissent à Utrecht chez P. Elzevier (12°), mais il s’agit de la réédition d’un opuscule publié à Orange chez Jaques Rousseau en 1675.

[8Franciscus Junius (1545–1602), savant et théologien huguenot, fit ses études d’abord à Lyon, ensuite à Bourges, enfin à Genève à partir de 1562 ; il fut ensuite appelé à l’Eglise wallonne d’Anvers, mais les persécutions l’obligèrent à s’exiler en 1567 à Heidelberg, où il fut accueilli par l’électeur Frédéric II. Nommé pasteur de l’Eglise wallonne de Schonau, il y resta jusqu’en 1573, date à laquelle il se rendit à Heidelberg pour assister Emmanuel Tremellius (1510-1580). Il publia sa version latine de l’Ancien Testament à Francfort en 1579 et fut élu à la chaire de théologie de Heidelberg en 1581. Après différentes missions accomplies en Allemagne à la demande de Henri IV, il fut nommé professeur de théologie à Leyde en 1592, date à laquelle il composa son autobiographie, qui fut publiée dans sa traduction de la Bible avec le Nouveau Testament à Genève en 1613. Voir les Opera Theologica vrancisci Junii Biturigis (Genevæ 1613, folio, 2 vol.). Ayant épousé la fille de Tremellius, il eut un fils nommé également Franciscus Junius ou François Du Jon (1591-1677), pionnier de la philologie allemande. Il fut le beau-père de Gérard-Jean Vossius : voir Lettres 13, n.3, et 160, n.44.

[9Antoine Teissier, avocat lettré et polygraphe, lié avec Conrart, devint historiographe du roi de Prusse, au Refuge, en 1692 : voir Lettre 191, n.10. Cependant, dans sa lettre du 30 juillet 1692 (Lettre 881) à Almeloveen, Bayle précise que le Teissier dont il s’agit habite « à Tiguri [ i.e. Zurich] ou Bâle ou Berne » : il s’agit donc peut-être de Jean-Antoine Teissier, sieur de Terefolle, également avocat au barreau de Nîmes, exilé pour cause de religion : voir Lettre 517, n.31.

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