Lettre 916 : Pierre Bayle à Courrier galant

[Rotterdam,] ce 23 e de mars 1693

 

Extrait d’une lettre

de l’auteur du Projet d’un dictionnaire critique, à Monsieur ***

 

Je ne me rends point à vos raisons [1], quelques fortes que vous les rendiez avec vôtre esprit et avec vôtre éloquence. Je persiste à croire que j’ai bien fait de sonder le gué par les fragmens que l’on a vûs du Dictionnaire auquel je travaille. J’avouë que ce sont des morceaux confus, où il y a plus / d’entassement que de choix et de symmetrie, et voila ce que c’est que de faire les choses à la hâte, et au milieu des distractions ordinaires et extraordinaires que vous sçavez bien : mais encore un coup, je ne me repens pas d’avoir publié ce précurseur ; j’apprens mieux par ce moyen que je n’eusse jamais fait sans cela, à rectifier le plan et la forme de mon ouvrage ; je n’aurois pas été sans cela si bien convaincu de la nécessité d’aller bride en main, et de se souvenir du Festina lente [2].

Il faut peu donner aux conjectures dans les matiéres de fait : il vaut mieux attendre patiemment que l’on puisse recouvrer les piéces justificatives. Mon article des trois sœurs Seymour  [3] me fixera puissam[m]ent à ce principe. J’avois conjecturé que les épitaphes qu’elles composérent pour une reine Marguerite, et leurs distiques latins étoient deux ouvrages différens : j’avois fondé ma conjecture sur ce / que je voyois qu’on appelloit ces distiques une poësie chrêtienne, ce qui m’éloignoit entiérement de l’idée d’épitaphe, car qu’y a-t-il de plus menteur, et de plus chargé de flat[t]eries basses et outrées, et par conséquent de plus indigne du grand éloge de poësie chrêtienne, que les épitaphes, que les poëtes composent pour les puissances ? Cependant, un de nos bons amis vient de me desabuser. J’ai reçû ce matin un livre qu’il m’a envoyé de Londres. C’est le Tombeau de la reine Marguerite sœur de François I er imprimé à Paris en 1551 [4]. J’y ai vû que les distiques latins des trois sœurs Seymour traduits en diverses langues ne sont autre chose que les épitaphes qu’elles firent pour cette reine.

Je ne veux point que le soleil se couche sur cette faute. Je fais dés aujourd’hui une réparation publique à Messieurs Joly et Morery [5] : j’ai eu tort de me plaindre qu’ils avoient confondu les distiques avec les épitaphes. Pour ce qui est de la qualité de princesses que M. Joly a donnée à ces trois sœurs, il doit, ce me semble, être mis hors de cour et de procés, attendu qu’il l’a trouvée à la tête et en divers endroits du livre ; je voi qu’il n’en faut rendre responsable que le précepteur de ces trois sçavantes filles. Il les érigea en princesses sans trop s’informer de ce qu’il faisoit. Il s’étoit bien érigé lui-même en comte. J’avertirai par occasion qu’il s’est glissé une faute considérable dans la ligne 2 de la page 339 du Projet [6]. Les imprimeurs y ont mis 15 au lieu de 30. Ils ont vû que 15 n’étoit effacé qu’à demi dans la copie, et que 30 écrit au dessus n’étoit pas assez bien formé à cause du peu d’espace d’entre les deux lignes ; ils ont donc pris le chiffre qu’il ne faloit pas.

Notes :

[1Cette lettre est introduite par l’auteur anonyme du Courrier galant (voir Lettre 911 n. 39) d’une façon qui ne permet pas d’en identifier le destinataire. S’il s’agit de l’auteur, ce n’est pas en tant que journaliste, car son petit périodique publie des historiettes et des poésies, donne des échos de la querelle des Anciens et des Modernes et des nouvelles de l’Académie française, mais ne rend pas compte des ouvrages récents et n’a jamais parlé du Projet dans les livraisons précédentes. « C’est le caractére d’un honnête homme de se rétracter, lors qu’il lui arrive d’avancer des faits qui ne se trouvent pas véritables. Mais ce n’est pas le caractére de tous les auteurs de ce siécle. J’en pourrois nommer quelques-uns qui n’ont pas cette délicatesse de conscience, et qui se croiroient décriez dans le monde s’ils chantoient la palinodie, quelques visions qu’ils ayent debitées. Ce n’est pas le defaut de M. Bayle. Vous sçavez, madame, qu’il travaille depuis quelque temps à un Dictionnaire critique, et qu’il en a déja publié quelques fragmens. De l’air dont s’y prend cet illustre auteur, il va déterrer bien des méprises qui s’étoient glissées dans l’histoire. Il a toute la litterature qu’il faut pour un ouvrage de cette nature, et il est exact. Cependant, quelque exact qu’il soit, il n’a pas laissé de se méprendre dans un endroit de son Essai, et il avouë galamment la dette. Vous allez voir dans l’extrait de cette lettre de quoi il s’agit. » (p. 420-421).

[2« Hâte-toi lentement » : adage classique.

[3L’article consacré aux « Seymour ( Anne, Marguerite et Jane (ou Jeanne)). Trois sœurs illustres par leur science en Angleterre dans le XVI e siécle » dans le Projet et fragmens d’un dictionnaire critique (Rotterdam 1692, 8°). Il avait été plusieurs fois question de cet article à l’époque où Bayle cherchait des informations pour sa publication : voir Lettres 838, n.2, 862, n.6, et 864, n.2.

[4Anna, Margaret et Jane Seymour, Le Tombeau de Marguerite de Valois, royne de Navarre. Faict premièrement en distiques latins par les trois sœurs princesses en Angleterre. Depuis traduictz en grec italie[n] et françois par plusieurs des excellentz poètes de la France. Avecques plusieurs odes, hymnes, cantiques, epitaphes sur le même subiect , éd. N. Denisot (Paris 1551, 8°). Dans sa lettre adressée à Nicaise du 2 avril (Lettre 923, appendice), Bernard de La Monnoye déclare avoir fait envoyer cet ouvrage à Bayle par l’intermédiaire de Reinier Leers ; de son côté, Bayle déclare l’avoir reçu de la part d’un ami londonien, qui est sans doute Pierre Silvestre (voir Lettre 917).

[5Bayle avait dénoncé, dans l’article « Seymour » du Projet et fragmens, une erreur supposée de Moréri dans son Grand Dictionnaire historique et de Claude Joly dans ses Avis chrétiens et moraux pour l’institution des enfans (Paris 1675, 12°) : Bayle avait mis en doute l’affirmation que les distiques composés par les sœurs Seymour pour la « reine de Navarre » s’adressent à la sœur de François I er : voir Projet et fragmens, p.362, n.4.

[6L’article « Jour » du Projet et fragmens est tiré de la dissertation que Bayle eut à rédiger pour le concours de professeur à l’académie de Sedan en 1675 : voir Lettre 112, p.291. A l’endroit désigné par Bayle dans la présente lettre, il discute de l’analyse par Erycius Puteanus de la question de l’âge d’un homme qui voyagerait autour du monde vers l’orient par rapport à celui d’un homme qui ferait le même voyage en sens inverse : « J’avoue que si deux hommes nez en même jour commençoient à l’âge de 15 / ans à faire le tour de la terre, l’un par l’Orient, l’autre par l’Occident, et qu’il fissent 15 [ou plutôt 30] tours chaque année, le premier se croiroit âgé de 54 ans, lorsque le dernier ne se croiroit âgé que de 48. Mais cette différence, qui en cas de mariage si elle étoit effective, pourroit rendre le dernier de ces voyageurs un beaucoup meilleur party que le premier, ne seroit icy qu’une chimere. On seroit fort attrapé si l’on comptoit là-dessus ; les voyages par l’Occident ne sont point une fontaine de Jouvence qui recule la vieillesse, et à proprement parler on ne gagne ni on ne perd aucun moment, de quelque côté que l’on fasse voile pour circuïr le monde. » ( Projet et fragments, p.338-339).

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