Lettre 992 : Pierre Bayle à Gaston de Bruguière

[Rotterdam, le 5 juillet 1694]

Pour Monsieur de Burguiere capitaine dans l’Ile de Ré

Je suis en peine Monsieur mon tres cher cousin de n’avoir point de vos nouvelles depuis longtems et de voir par une lettre que mon cousin de Naudis m’écrivit le 3 e de juin dernier et qui m’est venuë tout droit de Toulouse ici par la poste qu’il n’a point recu celle que j’avais mise pour lui sous votre couvert la derniere fois que j’eus l’honneur de vous ecrire [1]. Je ne puis penser que vous l’ayez gardée longtems sans l’envoier, ma crainte est donc qu’elle ne se soit perduë, ou que vous n’ayez delogé de votre garnison pour aller bien loin, auquel cas on n’aura pu vous faire tenir bien tot la lettre. Je vous sup[p]lie tres humblement de m’eclaircir sur tout cela. Vous verrez par ce que j’ecris au cher frere au revers de ce papier [2] que mon état est toujours le meme ; heureux en ce que Dieu me fait la grace de posseder la tranquillité d’esprit et le contentement interieur que d’autres ne sauroient avoir au milieu de l’opulence. Or vous savez que contentement passe richesse.

Ce petit ecrit qui vous fut envoié par la poste, je veux dire la denonciation de la nouvelle herésie[,] a allumé une guerre violente entre Mr de Beauval frere de Mr Basnage, et le ministre qui avoit eté denoncé [3]. Ce ministre repondit à la denonciation un petit libelle qui offensa vivement Mr de Beauval. Celui-cy s’est defendu d’une maniere forte et spirituelle, et terrassante pour son ennemi. Cet ennemi[,] le plus emporté des hommes[,] a ecrit tout de nouveau un sanglant libel[le] où i[l r]ebat toutes les memes choses qui ont eté refutées cent et cent fois. Mr de Beauval se prepare à lui repliquer d’une terrible maniere.

Je vous prie de m’ap[p]rendre si notre cousin de Cabanac [4] a eté avancé dans la • creation qui a eté faite l’hyver dernier de plusieurs nouvelles compagnies de carabiniers. Il faudroit qu’on lui eut fa[it] une injustice epouvantable s’il n’avait pas eté fait capitaine.

Mon cousin de Naudis m’a fait savoir la cherté horrible qui a desolé le pays [5]. Il me marque que le 3 e de juin le blé fut vendu 23 francs le settier. Cela est inoüi. Je ne me souviens de rien de semblable, je me souviens seulement qu’en 1654 (je n’étois qu’un enfant) il valut entre 18 et 20 livres. Cette disette a desolé tout le royaume et nos gazettes ont dit là dessus des choses qui feroient dresser les cheveux si on y ajoutait une entiere foi [6]. Une bonne paix seroit nécessaire aux peuples[.] On est ici dans l’abondance et dans la tranquillité tout comme si on n’avoit point la guerre. Ayez la bonté d’envoier avec celle cy le plutot que vous pourrez et par la 1 ere poste l’incluse de Mr Daspe [7]. On est en peine au Carla et au Mas d’Azil de ces nouvelles.

Adieu mon très cher cousin, je vous embrasse de toute mon âme avec votre chère moitié et suis tout à l’un et à l’autre.

Notes :

[1La dernière lettre que nous connaissions de Bayle à Naudis date du 8 mars 1694 (Lettre 971) ; sa réponse est perdue, comme aussi sa lettre du 3 juin (s’il s’agit bien d’une lettre distincte de sa réponse). Aucune lettre de Gaston de Bruguière ne nous est parvenue.

[2Lettre 993, adressée à Jean Bruguière de Naudis.

[3Bayle fait allusion à son propre pamphlet intitulé Nouvelle hérésie dans la morale touchant la haine du prochain, publié le 2 mars 1694 : voir Lettre 970, n.5. Jurieu y répondit par ses Réflexions sur un libelle en feuille volante, intitulé « Nouvelle hérésie dans la morale [...] » (s.l. avril 1694, 4°), et Bayle répliqua par un ajout à la fin de l’article « Zuerius » du DHC : « Digression importante sur la dénonciation de la nouvelle hérésie touchant la haine du prochain ». Henri Basnage de Beauval s’était attaqué lui aussi au bouillant théologien par ses Considérations sur deux sermons de M. Jurieu touchant l’amour du prochain, où l’on traite incidemment cette question curieuse, s’il faut haïr M. Jurieu (s.l. 1694, 8°) ; cette dénonciation fut suivie par une autre intitulée M. Jurieu convaincu de calomnie et d’imposture (s.l. 1694, 4°). Dans sa XXII e Lettre pastorale, III e année, p.183a-b, Jurieu publia, sans en donner la date, une « Résolution des seigneurs deputez des Etats de Hollande » ordonnant le retrait de la circulation des pamphlets de Basnage de Beauval et il composa en même temps son Apologie pour les synodes et pour plusieurs honnêtes gens déchirez dans la dernière satyre du s[ieu]r de Beauval, intitulée « Considérations sur deux sermons, etc. où l’on traite incidemment de cette question curieuse, s’il faut haïr M. Jurieu ». A l’« Apologie » sont ajoutées les preuves que le s[ieu]r de Beauval est complice de l’auteur de l’« Avis aux réfugiez » ; pour servir, avec les nouvelles et dernières convictions, de troisième partie au procès (Rotterdam 1694, 4°). Basnage de Beauval répliqua par sa Lettre sur les différens de MM. Jurieu et Bayle (s.l. 1694, 8°) et par une Réponse à une apologie de M. Jurieu (s.l. 1694, 12°). La « guerre » entre les réfugiés était, en effet, « violente ». Voir Kappler, Bibliographie de Jurieu, n° 56, 06.

[4Sur Michel Bruguière de Cabanac, voir Lettre 427, n.60.

[5Sur la crise de subsistances en France à cette époque, voir Lettre 983 (et n.11).

[6Nous n’avons pas réussi à trouver des gazettes hollandaises comportant des récits de la famine en France à cette époque. Il est certain que les récoltes de 1692 et 1693 furent désastreuses et que la famine menaçait. Le 29 mai 1694, Louis XIV fit commander au célèbre corsaire Jean Bart (1651-1702) d’escorter une flotte de cent vingt vaisseaux portant du blé de Scandinavie en France. Cependant, la flotte partit avant l’arrivée de Jean Bart et fut prise par un convoi hollandais. Le 29 juin, Bart découvrit la flotte captive et les vaisseaux hollandais près de l’île hollandaise de Texel. Grâce à une attaque foudroyante, il coula bon nombre des vaisseaux hollandais et put partir avec la flotte, qu’il accompagna jusqu’à Dunkerque, où ils arrivèrent le 3 juillet. Deux jours plus tard, il fut chaleureusement félicité par la cour à Versailles ; deux ans plus tard, il fut anobli. Sur Jean Bart, voir Bluche, Dictionnaire, s.v. (art. de M. Vergé-Franceschi) et P. Villiers, Marine royale, corsaires et trafics dans l’Atlantique de Louis XIV à Louis XVI (Dunkerque 1991, 2 vol.). Dans la Gazette, pas de nouvelles concernant ces souffrances, mais bien celle de « la procession générale avec la chasse de Sainte-Geneviève avec les cérémonies ordinaires pour demander à Dieu une heureuse récolte et toutes les graces dont on a besoin ». Voir aussi Lettre 983, n.11 et M. Lachiver, Les Années de misère.

[7Sur M. Daspe (ou d’Aspe), marchand d’Amsterdam natif de Saverdun, intermédiaire entre Gilbert Burnet et ses correspondants néerlandais, voir Lettres 745, n.4, et 961. La lettre de Bayle à M. Daspe mentionnée ici est perdue.

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