Lettre 404 : Un ami d’Alexandre Sasserie à Pierre Bayle

[fin mars-début avril 1685 [1]]

• Voici une de ces pieces fugitives que vous promettez de placer dans vos Nouvelles. On auroit pu les mettre ou dans le Journal ou dans le Mercure, mais on se fie et en vous, et en vos promesses de la preface [2].

 

On vous l’avoit deja écrit, Monsieur, et vous le rapportez vous même en l’article 1 du mois d’aoust 1684 de vos curieuses Nouvelles de la r[épublique] des lettres [3] : il paroist que vous êtes de parti sur la religion. On avoit même ajoûté que l’on croioit cet avis difficile à observer : c’êtoit par prophetie. Car quoy que dans les autres matieres vous disiez souvent, je ne fais que l’office d’historien, vous ne le faites pas quand il s’agit de la religion c’est vous toucher au vif, que de vous attaquer par cet endroit. On ne le blâmeroit pas dans un livre de controverse, mais le peut-on ou loüer, ou tolerer dans un journal qui est une espece d’histoire ? On vous en fait le juge, tant on vous estime et l’on aime mieux attribüer la reflexion dont on va parler à ces mouvem[ents] subits qui previennent la raison, et qui sont comme • absolum[ent] necessaires qu’a un jugem[ent] formé. On souhaitteroit donc de ne lire point dans vos belles et scavantes Nouvelles du mois de novembre 1684 a[rt.] 1 [4] cette decision [ :« ]il eust mieux valu pour M. Nicole de ne jetter point du tout d’eau car ayant avoüé que l’Ecriture est suffisante pour decider l’autorité de l’Eglise il a renversé luy même tout ce qu’il venoit de bâtir. La raison en est que si les simples pensent trouver dans l’Ecriture qu’il y a une Eglise infaillible, il s’ensuit necessairem[ent] qu’on peut trouver dans l’Ecriture un dogme de foy, sans scavoir les langues orientales originales, sans conferer ensemble toutes les versions, sans ouir sur chaq[ue] texte les divers sentim[ents] des interpretes, sans chercher tous les passages conformes ou opposez. Et cela étant les difficultez de M. Nicole sont nulles : car si elles / prouvoient ce qu’il pretend il s’ensuivroit que les simples ne pourroient pas trouver un seul article de foy dans l’Ecriture par la voye de l’examen. Il auroit raison de dire que le sort des calvinistes qui ont 500 points à chercher dans l’E[criture] (grande hyperbole) est beaucoup plus embarassé que celuy des c[atholiques] qui ne sont obligez d’y en chercher qu’un seul s’il n’avoit point environné l’E[criture] de tant de difficultez insurmontables aux ignorans ; mais ces difficultez etant une fois posées on doit tenir pour indubitable que les c[atholiques] n’arriveront pas mieux à la foy que les h[uguenots] tout de même qu’on e[st] assuré qu’un h[omme] qui fait n[aufrage] à une lieüe de terre ne court pas moins de peril que s’il avoit 500 l[ieues] d’eau à traverser... Il faut donc que l’on avoüe que D[ieu] n’exige pas des s[imples] qu’ils connoissent l’i[nfaillibilité] de l’E[glise] par un examen de l’E[criture] accompagné de toutes les lumieres et de toutes les recherches dont parle M. N[icole ;] il a trop consulté ici son M. Descartes, qui luy a appris qu’on agit t[emerairement] lors même que l’on croit la v[erité] si on la croit avant que de s’en être c[onvaincu] par demonstration... Ce principe de p[hilosophie] serait l’éponge de toutes les r[eligions. »] [5]

Voila tout vôtre raisonnem[ent] dans toute son etendüe et dans tout son jour. Mais souffrez M. que l’on reponde que vous avez vous-même trop consulté M. Claude, et pas assez M. B[ossuet] eveq[ue] de Meaux son illustre adversaire. Car il vous auroit dit tres solidem[ent] et tres invinciblem[ent] que l’on n’avoüe point comme il vous plaist de supposer que l’Ecriture, si elle est seule, est suffisante pour decider l’autorité de l’Eglise. Car enfin M.[,] l’Ecriture seule sans l’Eglise est une regle inanimée[,] un juge muet[,] une loy obscure. Car qui m’apprend que cette Ecriture est Ecriture divine ? Est-ce cette Ecriture ? Mais où le dit-elle ? Où lit on tel livre[,] le Pentateuq[ue], par exemple, est un livre revelé de Dieu à Moÿse ? Est ce dans l’Evangile ? Mais si c’est dans l’Evangile, où lit on dans l’Evangile que le même Evangile est la parole de Dieu ? Quand on l’y liroist[,] qui me dit que celuy qui / l’auroit écrit, a eu cette revelation de Dieu ? Avouons donc de bonne foy avec M. de Meaux, que le 1 er article de nôtre foy, ou du moins un des premiers est celuy du simbole des Apostres que nous embrassons tous unanimem[ent], je croy qu’il y a une Eglise catolique ; je croy qu’elle est saincte ; je croy qu’elle est une et unique ; je croy qu’elle est apostolique. Je croy donc qu’elle est infaillible. Car je ne pense pas qu’un prostestant osât nïer que l’Eglise apostolique, que l’Eglise du temps des Apôtres, que l’Eglise primitive, que les conciles assemblez par les Apôtres fussent infaillibles. Car, enfin, n’est-il pas incontestable que le concile des Apostres tenu à Jerusalem est infaillible ? Si l’Eglise est apostolique n’a-t-elle pas la mesme infaillibilité, comme elle en a et l’unité, et la sainteté, et l’etendüe, et la durée ? Les protestans n’osant donc point croire que l’Eglise, (je parle de la veritable), n’est point une, que l’Eglise n’est point sainte, que l’Eglise n’est point catholique, que l’Eglise n’est point apostoliq[ue], ils doivent croire qu’Elle est infaillible. Autrem[ent] c’est avoüer des principes, et nier des conclusions, qui y sont naturellem[ent] et necessairem[ent] renfermées. C’est détruire d’une main ce que l’on édifie de l’autre, c’est en un mot bâtir la tour de Babel, ou de confusion, et ne s’entendre aucunem[ent] soy-mesme. Si les simples, ajoutez-vous peuvent trouver dans l’Ecriture qu’il y a une Eglise infaillible, on peut y trouver un dogme de foy sans scavoir les langues et si ces simples le pouvoient trouver ce dogme d’eux mêmes sans l’Eglise, cela est veritable. Mais comm[ent] le trouveroient ils sans l’Eglise ; puis que sans l’Eglise ils ne trouvent pas même l’Ecriture sainte[?] Car qui leur peut dire que ce livre est divin sinon l’Eglise ? Qui le dit aux simples des protestans qui ne scavent ni lire ni écrire ? Qui leur inspire que l’Evangile de s[aint] Jean est plutôt un livre canoniq[ue] que l’Evangile de s[aint] Thomas, sinon les ministres, et leur pretendüe Eglise ? On accorde donc nostre consequence, mais l’on en nie le principe : et l’argum[ent] demeure invincible. Les simples des catholiq[ues] n’ont donc ni une lieu[e] de mer à traverser pour eviter le peril, ni une colonne de marbre à rompre avec leurs mains [6] ; et les simples des protestans ont l’ocean même de l’Ecriture, où les plus grands elephans nagent, à passer à gué, et tout le marbre à rompre avec leurs seules mains. In modus me direz vous apres le roy Agrippa, suades me christianu[m] fieri. Ouy, M. opto apud Deum et in modero et in magno [7]. Rien ne vous manque que cet a[rticle] dites vous encore[.]

[« ]Ce Preservatif repond au l[ivre] de Mr. de Meaux d’une maniere tout à fait victorieuse. On le scait bien sans q[ue] je le dise : plusieurs editions déja debitées en plus d’une langue l’ont appris suffisamm[ent]... [8][ »] Voila qui sent plus le juge que le rapporteur. La raison même est équivoque car combien de méchans livres se rimpriment plus d’une fois ? Outre que celui de M. de Meaux ne s’est pas moins rimprimé que le Preservatif. [« ]Si nous refutons quelque chose ce sera sans consequence, nous n’aurons pour but que de fournir de nouvelles occasions aux scavans de perfectionner l’instruction publique. Nous soumettons nos sentim[ents] à la censure de tout le monde. Refelli sine iracundia parati sumus [9]. Nous ferons plutôt en parlant de la religion le metier de rapporteur que celuy de juge [10]…[ »] Cepandant vous êtes ici plus juge que rapporteur. Un journaliste doit donc prendre pour devise l’oracle de s[aint] Gérome expliquant les prophetes : sine hominum dignitate, sola ingenia judicentur [11]

† /

Monsieur Henry Desbordes marchand/ libraire dans le Calver-Straat en/ la ville d’Amsterdam en Hollande :/ pour faire tenir s’il luy plaist/ [à] Monsieur/ Monsieur Bayle autheur des/ Nouvelles de la republique des lettres/ A Amsterdam. •

Notes :

[1Cette lettre anonyme contient des objections à la recension du livre de Nicole, Les Prétendus Reformez convaincus de schisme, parue dans les NRL de novembre 1684, art. I ; Bayle fait allusion à la présente lettre « d’un inconnu » dans les NRL d’avril 1685, art. IX in fine, en se louant de sa « civilité » et en disant qu’il venait de la recevoir. L’écriture de cette lettre n’est pas celle de Nicole, mais il pourrait l’avoir dictée à un secrétaire : il est en tout cas peu vraisemblable qu’elle ait été rédigée à son insu. On lit à la fin de cette lettre, de l’écriture de Bayle : « Lettre contre la réflexion de l’extrait de Mr Nicole plus lettre sur Mr Arnaud, receue en 7bre 1685 » ; la date concerne la seconde des deux pièces classées ensemble par Bayle, à savoir l’ Avis d’ Antoine Arnauld, Lettre 471.

[2« Enfin nous disons que, soit que les auteurs mécontens veuillent publier quelque chose contre ces NRL dans le Mercure, soit qu’ils aiment mieux se servir de la voie du Journal, nous recevrons leurs avis, leurs censures et leurs défenses avec toute l’honnêteté que la raison demandera ; et nous esperons que l’on connoîtra à leurs manieres qu’ils ne se proposent que l’instruction du public, comme nous tâchons de faire connoître que c’est là notre unique but », déclarait Bayle dans l’« Avertissement » placé en tête des NRL de janvier 1685.

[3« Puis-je, Monsieur, vous déclarer que la seule chose que je trouve véritablement à redire dans vos Journaux, c’est qu’il paroît que vous êtes de parti sur la Religion ? Cela sied-il bien à la qualité que vous portez, & ne seroit il point mieux que l’on ne pût découvrir vos sentimens ? » L’interpellation, qui provenait de Malebranche et qui datait du 9 juillet 1684 (Lettre 301, p.222), avait été rendue anonyme par Bayle.

[4NRL, novembre 1684, art. I : le compte rendu de l’ouvrage de Pierre Nicole, Les Prétendus Réformez convaincus de schisme.

[5Citation du compte rendu par Bayle, dans les NRL, novembre 1684, art. I, de l’ouvrage de Nicole, Les Prétendus réformez convaincus de schisme. L’auteur de la lettre a abrégé certains mots que nous restituons d’après le texte des NRL.

[6Après avoir pris l’image de l’homme menacé de se noyer à une lieue de la rive, Bayle proposait une seconde comparaison dans une phrase que Nicole n’a pas retranscrite : « Si l’on ne promettoit la vie à un homme qu’au cas qu’il brisât cinq cens colomnes de marbre à coup de poing, il n’auroit pas plus de raison de se preparer à la mort que s’il n’étoit obligé qu’à en briser une. »

[7Voir Actes des Apôtres, 26, 28-29 : Agrippa autem ad Paulum : in modico suades me Christianum fieri. Et Paulus : Opto apud Deum, et in modico, et in magno : « Et Agrippa dit à Paul : Tu vas bientôt me persuader de devenir chrétien ! Paul répondit : Que ce soit maintenant ou plus tard, plaise à Dieu qu’il en soit ainsi. »

[8Dans les NRL de mars 1684 (cat. xii), Bayle avait signalé la parution de la Suite du Préservatif contre le changement de religion (La Haye 1683, 12°) de Jurieu avec ce commentaire : « On ne sçauroit mieux recommander la suite du Préservatif qu’en disant qu’elle a été composée par le même auteur qui nous a donné le Préservatif, et tant d’autres ouvrages admirables, et admirez effectivement partout où l’on est capable de lire. Ce Préservatif répond au livre de M. de Meaux d’une maniere tout à fait victorieuse. On le sçait bien sans que je le dise ; plusieurs éditions déjà debitées en plus d’une langue l’ont appris suffisamment. »

[9Dans la Préface, Bayle avait cité Cicéron ( Quaest[iones] Acad[emicæ]) à l’appui de ses engagements : « Nous déclarons premierement que nous ne prétendons pas établir aucun préjugé, ou pour, ou contre les auteurs : il faudroit avoir une vanité ridicule pour prétendre à une autorité si sublime. Si nous approuvons ou si nous réfutons quelque chose, ce sera sans conséquence ; nous n’aurons pour but que de fournir aux sçavans de nouvelles occasions de perfectionner l’instruction publique. Nous déclarons en second lieu que nous soûmettons, ou plûtôt que nous abandonnons nos sentimens à la censure de tout le monde. En appellera qui voudra ; et nous dirons ici avec un des premiers esprits de l’Antiquité, que n’étant pas esclaves de nos opinions, nous les verrons mal-traiter sans nous en mettre en colere. Nos qui sequimur probabilia, nec ultra id quam quod verisimile occurrerit progredi possumus, et refellere sine pertinacia, et refelli sine iracundia parati sumus. » Voir Cicéron, Tusculanes, 2,2.5 : « Nous acceptons d’être réfutés sans nous mettre en colère ».

[10« Il nous reste un autre avis à donner, qui n’est pas moins important ; c’est que comme nous n’affecterons pas de parler des livres qui concernent notre religion, nous n’affecterons pas aussi de n’en point parler. Mais quand nous en parlerons, ce sera d’une maniere qui ne témoignera pas d’une partialité déraisonnable. Nous ferons plûtôt alors le métier de rapporteur que celuy de juge, et nous ferons des extraits aussi fideles des livres qui seront contre nous que de ceux qui seront pour nous. » (Préface des NRL, mars 1684).

[11Il s’agit d’une observation de Jérôme sur les commentateurs des prophètes, transformée par Du Rondel en recommandation : « Sans nous laisser influencer par le prestige des noms [des commentateurs], considérons leurs seuls talents ». Voir saint Jérôme, In Osee Prophetam, livre II, in fine.

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