Lettre 410 : Etienne Le Moyne à Pierre Bayle

[Leyde, le 13 avril 1685]

Monsieur

Je ne scay par quel malheur vos Nouvelles arrivent si tard en cette ville. Celles du mois dernier y sont arrivées seulement aujourd’huy [1]. Je vous remercie tres humblement de l’honneur que vous avés fait à une partie de mon ouvrage. Je ne suis pas faché que vous remettiés au mois de may à publier ce que vous vous proposés encor d’en dire [2]. J’apprehende que les exemplaires qu’on a envoiés en France n’y soient pas entrés avant ce tems là et qu’on ne me fist quelque embarras sur l’epitre de s[ain]t Chrysostome, si tout le monde savoit qu’elle fust dans mon livre avant qu’il fust à Paris. Car je vous prie de n’oublier pas cette piéce, et quoy que je ne sois pas d’avis qu’il en faille parler en insultant, je croy pourtant qu’il faut faire savoir qu’elle est publique, afin d’ecciter un peu la curiosité des lecteurs. Quand vous prendrés la peine d’en parler vous remarquerés s’il vous plaist que je l’ay reproduite dans mon édition, justement comme elle est dans mon m[anu]s[crit], / sans lettres capitales, sans poincts, et sans distinctions ; que cela pourra faire quelque peine au lecteur ; que j’ay pretendu par là faire voir ma sincerité, et que dans mes notes je la represanteray distinguée de poincts et de virgule[s], et accompagnée de tout ce qui pourra la rendre plus intelligible [3]. Je ne scay si vous voulés que je vous envoie encor un petit precis de mes notes, afin que vous choisissiés celles qui meritent le mieux d’etre debitées. Je ne croy pourtant pas que cela soit necessaire, et si vous le voulés, je le feray seulement pour vous épargner le tems et la peine, que vous auriés à lire d’un bout à l’autre bien des observations qui ne pourroient par leur longueur que vous étre fort ennuieuses. Il ne faut pourtant pas oublier celle que j’ay faite sur la divinité de Notre Seigneur [4] que j’etablis par bien des choses tirées des trois premiers siécles. Je m’y [suis] engagé ayant en vuë le s[ieu]r Sandius [5] savant homme qui avoit sur cet article des sentiments fort pernicieux. J’avois quelque commerce avec luy, et je ne crus pas devoir perdre l’occasion de parler de cette matiére à fond, pour voir si je [ne] pourrois pas le faire revenir de son erreur : il est mort avant que mon livre ayt paru, et il n’y avoit plus moyen d’ôter cet endroit de mon ouvrage, que l’occasion qui l’a fait naitre et les corrections que j’y porte, ne laissent peutétre pas d’y justifier aupres des lecteurs raisonnables. Je ne le ferois pas si[,] pour bien des raisons, je n’estois et de tout mon cœur

tout à vous

 
Le Moyne

13 avril 1685

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle/ professeur/ A Roterdam

Notes :

[1Les NRL de mars 1685 ont dû paraître au début du mois d’avril.

[2Etienne Le Moyne, Varia sacra, seu Sylloge variorum opusculorum Graecorum ad rem Ecclesiasticam spectantium (Lugduni Batavorum 1685, 4°, 2 vol.). Bayle a déjà mentionné cet ouvrage du théologien de Leyde dans les NRL de février 1685 (cat. iii) pour annoncer un article plus développé ; il l’a longuement présenté le mois suivant (art. IX), mais n’a pu traiter, dans les limites de cet article, de tout l’ouvrage. Aussi conclut-il : « Il nous reste à parler des notes qui sont la troisieme partie de cet ouvrage, et qui font seules un volume beaucoup plus gros que tout le recueil et que tous les prolégomenes ; mais comme cela demande un article à part, nous le renvoyons à un autre mois. » C’est en juin (art. II) que paraîtra finalement cette seconde partie de la recension (voir ci-dessous, n.3).

[3Bayle agréera la requête de Le Moyne et, avant de présenter le second volume des Varia sacra, reviendra dans son article de juin 1685 sur cette épître dont il avait négligé l’importance : « Voici l’affaire. La fameuse Epitre de saint Chrysostome à Cesarius est une des pieces que M. le Moyne publie. Il s’est fait tellement une religion de la publier toute telle que son manuscrit la représente qu’il l’a donnée sans points, sans virgules et sans distinctions. Mais il a dessein, dans le volume de notes qui doit suivre celles qui ont déja parû, de la donner dans une meilleure forme et de l’accompagner de tout ce qui la pourra rendre plus intelligible. Il prouvera que c’est un ouvrage de saint Chrysostome, et il nous découvrira d’où, quand et par qui cette piece lui est tombée entre les mains. Pour dire ceci en passant, ce n’est un ouvrage considérable qu’à cause qu’il paroît contraire au dogme de la transsubstantiation ; et je croi même qu’il ne feroit pas présentement le bruit qu’il fait si une petite chose qui arriva à Paris il y a cinq ans n’eût donné lieu à faire des réflexions. La chose arriva lors que le savant M. Bigot fit imprimer la Vie de saint Chrysostome composée par Pallade. Il y voulut ajoûter, entre autres petites pieces, la Lettre du même saint au moine Cesarius, et on assûre qu’elle fut achevée d’imprimer, mais on exigea de lui qu’il la supprimât ; et comme on lui fit comprendre que sans cela il n’obtiendroit point de privilége pour son livre, il fit ce qu’on souhaita de lui. Les protestans qui ont sû cette avanture n’ont pas manqué de s’en faire honneur, comme si l’on n’avoit empêché la publication de cette Lettre que parce qu’elle leur étoit trop favorable. » Bayle mentionne, en finissant ce rappel, un ouvrage paru à cette occasion à Londres en 1682 : S. Anastasii Sinaitæ Anagogicarum contemplationum in Hexameron liber 12… cum praemissa est expostulatio de S. Joannis Chrysostomi Epistolâ ab Caesarium monachum, adversus Appollinarii haeresin, a Parisiensibus aliquot theologis non ita pridem suppressa, dont l’auteur était en fait Pierre Allix (cette précision sera fournie un an plus tard : NRL juin 1686, à la fin de l’art. VII).

[4Bayle agréera également cette requête de Le Moyne : « Au reste, il ne s’est pas contenté d’éclaircir les points de critique ; il s’est aussi attaché à défendre nos mysteres, et la divinité du Verbe contre un hérétique qui étoit d’autant plus dangereux qu’outre qu’il avoit de l’esprit et du savoir, il n’avoit pas la brutalité ni l’imprudence de quelques autres qui publient hardiment qu’ils ne se mettent point en peine si ce qu’ils disent a jamais été connu dans le christianisme. Il s’appelloit Sandius, et n’est mort que depuis 4 ou 5 ans, comme nous le remarquâmes dans les Nouvelles de juin de l’année passée, art. VIII. Il avoit trop de lumieres pour ne pas voir qu’il est du dernier absurde de prétendre qu’un dogme forgé dans les derniers siecles soit vrai, ou au cas qu’il soit vrai, qu’il vaille la peine de troubler l’Eglise ; car le sens commun nous enseigne évidemment que tout dogme dont le christianisme a pû se passer pendant seize siecles est inutile au salut, et de nulle ou de très petite importance. Ainsi quand un hérétique a du jugement il ne débite jamais ses dogmes que sur le pied d’une doctrine très-ancienne. C’étoit la ruse de Sandius ; il s’étoit fort attaché à l’histoire ecclésiastique afin de montrer que les Peres des trois premiers siecles n’ont point cru la Trinité comme on l’enseigne présentement ; d’où il prétendoit tirer l’un ou l’autre de ces avantages, ou que l’erreur a prévalu dans le concile de Nicée et qu’ainsi l’on doit remettre les choses au premier état, ou que les Peres de ce concile ont fait un article de foi d’une chose sans laquelle leurs prédécesseurs tout brillans de zele et de sainteté avoient obtenu la gloire du Paradis, et par conséquent qu’on n’est pas obligé de subir le nouveau joug qu’il plût au concile de Nicée de mettre sur les consciences. Tout le monde voit qu’il importe aux orthodoxes de dissiper ces dangereuses illusions, et que l’auteur est fort loüable d’avoir entrepris la preuve de la divinité du Verbe par des passages des Anciens, tandis que M. Wittichius, son collègue, défendoit la cause du S[aint] Esprit contre le même Sandius. Je ne croi pas qu’après les preuves que M. Le Moyne apporte, il y ait des gens assez opiniâtres pour soûtenir que les Peres des trois premiers siecles ayent été de l’opinion d’ Arius ; car non-seulement il rapporte plusieurs passages exprès et formels où ils soûtiennent la divinité éternelle du Fils de Dieu, et il montre par de beaux raisonnemens qu’ils n’ont pû parler comme ils ont fait sans être dans le sentiment du concile de Nicée ; mais aussi il explique de telle sorte les expressions de ces mêmes Peres, dont les sociniens se prévalent, qu’il paroît qu’elles n’auroient aucun sens dans la bouche d’un arien. »

[5A l’occasion de sa recension de la Bibliotheca anti-trinitariorum ( NRL, juin 1684, art. VIII), Bayle avait présenté Christophe Christophore Sandius à ses lecteurs : « Il étoit de Konigsberg en Prusse, et il est mort à Amsterdam correcteur d’imprimerie le 30 novembre 1680 âgé de 36 ans. Il avoit déja publié beaucoup de livres, et il en avoit composé plusieurs autres qu’on a trouvez parmi ses papiers. »

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