Lettre 413 : Pierre Bayle à Jean Le Clerc

A Roterdam le 23 d’avril 1685

J’avois dessein de vous remercier moi meme, Monsieur, du dernier livre que vous avez eu la bonté de m’envoier [1], et des autres qui avoient precedé [2], et je croiois avec raison qu’il ne suffisoit pas que je vous en fisse remercier par Mr Desbordes ; votre lettre est venuë [3] sur ces entrefaites, et n’a servi qu’à me pousser plus vivement à m’acquitter de ce devoir. Souffrez donc que je commence par • mes remercimens, et qu’apres je vienne au livre meme.

Je l’ai lu d’un bout à l’autre avec beaucoup de plaisir, et en ai trouvé le stile plus joli, plus francois et plus poli que ne me l’avoit paru celui du Traitté de la predestination [4]. Cela ne m’a pas empeché de juger que ces 2 ouvrages viennent d’une meme plume parce qu’outre la conformité du tour d’esprit, on juge aisement qu’un auteur peut ecrire plus purement une seconde composition qu’une premiere. J’ai de la peine à croire que la 2e partie des Entretiens ne soit aussi une production de la meme source [5]. Le stile et le tour d’esprit m’ont paru les memes dans l’une et dans l’autre, memes principes, memes sentimens, memes dechainemens contre la theologie ordinaire. Je n’ai pu guere m’etendre sur ce livre dans les Nouvelles de ce mois [6], parce que j’ai eté accablé de matiere et d’articles que je ne pouvois en aucune maniere renvoier, y en ayant que j’avois prets depuis deux mois ; mais je croi avoir du moins indiqué les principales choses qui y sont contenues. Je ne croi pas Monsieur que vous vous choquiez pour votre ami du terme d’heterodoxie dont je me sers, vous savez qu’on ne peut guere parler autrement meme en ce pays ci d’un livre où l’on combat assez ouvertement la Trinité et l’Incarnation [7]. Je suis si persuadé que tout ce que j’ai dit dans cet article / vous paroitra raisonnable que • je passe à l’autre chose que vous souhaittez de savoir[.]

Je vous dis donc Monsieur à cette heure que ce que j’ecris ne deviendra pas public, que le livre des Entretiens me paroit d’un homme qui raisonne tres subtilement, et qui tourne tres bien les choses ; il raille d’un ton fin et qui ne laisse pas de bien aprofondir la playe. Ses difficultes contre la metaphysique soit vulgaire, soit mallebranchiste sont tres bien poussées, mais comme je l’ai dit quelque part dans mes Nouvelles, ce n’est pas une preuve necessaire que la doctrine que l’on pousse ainsi soit plus mechante qu’une autre, cela prouve • seulement que nous connoissons si peu les choses que de quelque coté qu’on se tourne, un autheur qui voudra refuter et faire des diff[icul]tes pourveu qu’il soit habile trouvera le plus beau champ [du] monde. • L’on doit conclure de là qu’il ne faut jamais avancer ses pensées comme une regle infaillible, or c’est aussi ce que le P[ère] Mallebranche ne fait pas comme vous savez fort bien. C’est un homme qui connoit dans les explications d’autrui une insuffisance manifeste ; il en cherche d’autres, et il croit en trouver qui le satisfont mieux, il les publie. S’il pretend qu’on est obligé de s’y soumettre et de n’y pas trouver des difficultes incomprehensibles, il a tort, mais s’il veut seulement offrir un chemin à ceux qui en veulent choisir un parmi plusieurs autres, à la bonne heure, sauf à qui voudra à le refuter comme a fait votre ami, qui assurement a proposé de fort bonnes objections. Je croi franchement que ce qui fait que le P[ère] Maleb[ranche] donne prise à tant de difficultés, c’est qu’il garde necessairement des mesures dans ses ecrits, de peur de donner encore plus de prise [8]. / Au reste tout le monde est si peu porté pour ses pensées metaphysiques, qu’il ne faut pas craindre qu’il fasse jamais une secte. Je lui ai fait savoir qu’il paroissoit un livre où il etoit un peu poussé [9], j’entendois les Entretiens que vous m’avez envoiez, et j’ai promis meme de les lui envoier. Je ne sai s’il y repondra, la chose en seroit digne, mais je croi franchement que la difficulté insurmontable de prouver d’une maniere aussi sensible que le sont les objections, ce qu’il pose, fait qu’il ne repond pas, ou s’il repond qu’il le fait trop superficiellement. Quand on ne fait qu’objecter on se rend intelligible aisement, car nous avons assez d’esprit pour comprendre les difficultes, et plust à Dieu que nous fussions aussi capables de les soudre[.]

Je n’ai pu par la raison de ci dessus parler de l’ Histoire des antitrinitaires [10] ; je le ferai Dieu aydant le mois prochain, et cela sans dire où elle se trouve. Vous avez trouvé sans doute trop de bagatelles et trop de vetilles dans mes Nouvelles lettres [11], j’en ai honte je vous asseure, cependant n’ayant rien de mieux je vous supplie d’en agréer un exemplaire que je prie Mr Desbordes de vous envoier de ma part. Je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur

 
Bayle

A Monsieur/ Monsieur Le Clerc professeur/ A Amsterdam •

Notes :

[1Il s’agit des Entretiens sur diverses matières de théologie, dont Bayle publiera un compte rendu dans les NRL, avril 1685, cat. xiv : voir Lettre 411, n.1.

[2Le Clerc avait envoyé à Bayle les ouvrages de Lubienecki et de Sandius : voir Lettre 411, n.6 et 7.

[3Lettre 411.

[5La deuxième partie des Entretiens est due à Le Clerc lui-même. Ici, comme dans le compte rendu des NRL, Bayle exprime la conviction que les deux parties des Entretiens sont du même auteur. Le Clerc le détrompera explicitement dans la Lettre 416.

[6Allusion au bref compte rendu dans les NRL, avril 1685, cat. xiv.

[7La formule de Bayle dans le compte rendu est assez forte : « Son esprit lui ressemble fort, et pour l’esprit et pour l’hétérodoxie ». Sur la position théologique de Le Clerc, voir A. Barnes, Jean Le Clerc (1657-1736) et la République des Lettres (Paris 1938) ; M.C. Pitassi, Entre croire et savoir. Le problème de la méthode critique chez Jean Le Clerc (Leyde 1987) ; M. Sina, « Metafisica cartesiana e teologia nell’epistolario di Jean Le Clerc », Rivista di filosofia neo-scolastica, 93 (2001), p.167-190 ; T. Dagron, «  Le Christianisme sans mystères de John Toland et la théologie critique hollandaise », Libertinage et philosophie au siècle, 8 (2004), p.71-90 ; S. Brogi, « “Foi éclairée” et dissimulation chez Jean Le Clerc », La Lettre clandestine, 13 (2004), p.35-56.

[8Sur les « difficultés incompréhensibles » que Bayle décelait dans la « philosophie chrétienne » de Malebranche, voir G. Mori, Bayle philosophe (Paris 1999), ch. 3, p.89-154.

[9Les lettres de Bayle à Malebranche ne nous sont pas parvenues.

[10Christophe Christophore Sand (ou Sandius), Bibliotheca anti-trinitariorum, dont Bayle donnera un compte rendu dans les NRL, juin 1684, art. VIII : voir Lettre 411, n.7.

[11Les Nouvelles lettres critiques de Bayle : voir Lettres 402, n.2, et 411, n.8.

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