Lettre 416 : Jean Le Clerc à Pierre Bayle

• A Amsterdam le 11 de mai 1685.

Vous ne m’avez pas grande obligation, Monsieur, pour l’avis que j’ay donné à M. Desbordes touchant Solon [1]. Cela n’est arrivé que par hasard, parce que m’étant trouvé dans sa boutique au moment qu’il plioit la lettre qu’il vous écrivoit, je luy dis de vous faire mes civilitez, et cela m’étant venu à la mémoire, je crûs qu’il seroit bon de vous en avertir. Mais quand vous ne corrigeriez point cette inadvertance dans les Nouvelles de ce mois, il n’y auroit pas grand mal, puis qu’il n’y a gueres de lecteurs si injustes que de conclurre de là, que vous avez crû que Solon étoit le législateur des Lacedemoniens. Les écrivains les plus exacts disent souvent, par mégarde, des choses qu’ils savent parfaitement bien n’être pas vraies, et qu’ils ne diroient jamais, s’ils apportoient à tout ce qu’ils font une égale attention ; mais c’est ce qui n’est pas possible dans les distractions d’esprit, auxquelles les hommes sont naturellement sujets.

Je vous suis extrémement obligé du présent que vous me faites de vos Lettres [2], je les ai déja luës pour la plûpart, et il y en a quelques unes qui m’ont extraordinairement plû : comme celles des contradictions, et celle de la conscience erronée [3]. J’espere de vous envoier dans deux ou trois mois, des Lettres sur la critique du P[ère] Simon [4], où l’on trouvera des remarques assez curieuses, et par lesquelles le P[ère] S[imon] verra peut être que ses principes ne sont pas si clairs qu’il s’imagine. On ne luy contestera pas la verité de certains sentimens que d’autres ont démontrez avant luy, et dont on se scandalise mal à propos, mais on fera voir que la plûpart des hypotheses qui luy sont particulieres ne sont que des chimeres, qui n’ont point d’apparence. Après avoir insulté tout le parti protestant, comme s’il n’y avait personne qui pût le refuter, il sera peut être surpris de voir que l’on ne renverse pas seulement les girouëtes de son systeme, mais qu’on en sappe les fondements. Comme on ne doute point qu’il ne soit chez Monsieur Leers [5], je crois qu’il en sait déja quelques nouvelles.

Je ne trouve rien à redire, Monsieur, dans l’extrait que vous avez donné des Entretiens [6], si ce n’est que j’aurois souhaité que vous eussiez mis un peu plus distinctement la methode et la matiere de la 2. par[tie]. La maniére dont on y traite s[aint] Augustin, puis que saint y a, est si bien fondée, qu’on pourra la défendre aisément au besoin. Pour le terme d’he[te]rodoxie, il est permis à chacun d’appeller heterodoxe un sentiment dont il n’est pas, et il n’y a que les ignorans qui s’en scandalisent, puis que la verité est une heterodoxie à l’égard de ceux qui sont dans l’erreur. Mais ce qui me surprend, c’est que vous ayiez crû qu’on attaque la Trinité et l’Incarnation dans ces dialogues, puis qu’on distingue formellement les dogmes des termes dont on se sert pour les expliquer, et des subtilitez des scholastiques. Prenez la peine, Monsieur, de relire le commencement du 3 Entret[ien] de la 2. part[ie] et vous verrez le contraire. Je suis aussi surpris que vous ayiez jugé qu’ils sont d’un même auteur, puis qu’il est certain que les auteurs de ces deux parties sont éloignez l’un de l’autre de plus de cent lieues, l’un étant en Angleterre [7] et l’autre ici. Le fonds de leurs sentimens touchant [la] theologie commune, est bien le meme, mais il me semble que leur style est assez différent. [Si] je vous disois encore que l’auteur de la seconde partie est cartesien, et que l’autre n’est rien [m]oins que cela, vous en seriez peut-être surpris, mais il n’est rien de si vrai. Si je vas faire • un tour à Rotterdam ou si vous veniez ici auparavant, je pourrois vous en entretenir plus particulierement. Il semble aussi que vous ayiez crû que le dessein de l’auteur de la 2. par[tie] étoit d’attaquer directement le P[ère] Mallebranche, mais il n’a eu autre dessein que de faire voir que cet auteur a entrepris de parler d’un sujet dont il vaudroit mieux se taire, puisque quelque sentiment que l’on choisisse il y a partout des difficultez insurmontables. Tous les systemes • sur des matieres si abstraites ne servent qu’à faire naître des doutes, au lieu de les dissiper. Mais c’est de quoy nous pourrons parler plus au long à Rotterdam, ou ici. Cependant je suis, Monsieur, votre tres-humble et tres-obéïssant serviteur.

 
J. Le Clerc •

A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ en philosophie/ A Rotterdam

Notes :

[1Voir Lettre 415, n.2.

[2Bayle avait promis à Le Clerc un exemplaire de ses Nouvelles lettres critiques : voir Lettre 402, n.2.

[3Nouvelles lettres critiques, II : « où il est parlé des contradictions des auteurs », et IX : « où il est parlé du droit de la conscience erronée, et des erreurs de bonne foi ».

[5Reinier Leers à Rotterdam, qui fut l’éditeur des œuvres de Richard Simon.

[6Dans sa lettre du début du mois (Lettre 415), Bayle était revenu sur le compte rendu très bref qu’il avait donné des Entretiens publiés par Le Cène et Le Clerc, NRL, avril 1685, cat. xiv : voir Lettre 359, n.8.

[7Charles Le Cène s’était donc déjà réfugié en Angleterre au mois de mai 1685 : voir Lettre 147, n.5.

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