Lettre 424 : Pierre Poiret à Pierre Bayle

[Amsterdam, mai 1685]

Extrait d’une lettre écrite d’Amsterdam à l’auteur, pour éclaircir une chose qu’il a dite de la Demoiselle Bourignon.

 

[Si la Demoiselle Bourignon a érigé une secte.] Ce que vous avez dit dans votre prologue, sur le mémoire qui concerne cette demoiselle, art. IX [1]. savoir, qu’elle a fondé une espece de secte depuis assez peu de temps, a fait croire à quelques personnes, qu’en cela vous ne rapportez pas seulement le bruit commun et populaire, mais aussi que vous parliez selon les instructions exactes que l’on vous avoit données. J’ai répondu que s’il y avoit homme au monde qui fût éloigné de donner occasion qu’on fit tort, fût-ce à un payen même ou à un Turc, c’étoit vous, et que vous ne vous étiez exprimé comme le commun que pour marquer au public la personne dont vous parliez, par le caractere que le bruit commun lui attribuë, sans que vous garantissiez si c’étoit à droit ou à tort que l’on disoit cela d’elle. On en est demeuré d’accord, mais non pas que les autres le prendroient ainsi. C’est pourquoi, Monsieur, on vous prie de donner lieu à cet éclaircissement, savoir, qu’on voit dans les livres de cette demoiselle des légions de passages, où elle proteste qu’elle a en horreur l’érection de toute sorte de secte ; qu’elle auroit voulu donner sa vie pour faire que tous les chretiens, oubliant les controverses qui les divisent, ne s’étudiassent qu’à pratiquer ce qui est incontestablement le fondement du salut et de l’Evangile, le renoncement à soi, et l’amour de Dieu ; que toute sa vie a fait voir que jamais elle n’a attiré personne, et encore moins fait changer quelques-uns de religion, ou établi quelque culte, des assemblées, ou des cérémonies (qui est proprement ce qu’on appelle faire une secte) qu’au contraire dans sa maison même ou ailleurs entre-eux, on n’y faisoit ni discours, ni lecture, ni prieres communes, excepté celles de table ; et encore les faisoit-on à voix basse, tant elle avoit d’horreur pour tout ce qui approchoit tant soit peu de l’apparence même d’une secte, laissant à ses domestiques à faire leur dévotion chacun en son particulier, et aller à l’Eglise publique autant qu’ils le trouveroient bon ; mais prétendant aussi qu’il leur / fût libre de vivre avec qui bon leur sembleroit ; de disposer de leur biens, de leur famille, de leurs emplois, comme ils le jugeroient à propos, moyennant qu’on ne blessat ni les loix divines, ni les loix humaines : liberté que l’on accorde à tout le monde, et à toutes sortes de societez. Au fond l’on ne peut pas dire que toute societé soit secte, sinon lors qu’on y érige et determine un culte, des cérémonies des heures, des assemblées et des actes de dévotion en commun, sur quoi l’on insiste comme sur le vrai service de Dieu ; ce qui est la chose la plus éloignée du monde de Mademoiselle Bourignon et de ses amis. Cependant chacun sur un on dit par tout, les accuse de faire secte, et on fonde même sur ces on dit, des procès fort durs et embarrassans.

Notes :

[1En effet, dans sa présentation du mémoire de Poiret sur Antoinette Bourignon, NRL, avril 1685, art. IX, Bayle déclarait : « l’on ne trouvera pas mauvais que je parle ici de la fameuse Antoinette Bourignon, qui a fondé une espèce de secte depuis assez peu de temps, et qui a eu des pensées fort singulières ».

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