Lettre 1297 : Pierre Bayle à Gijsbert Kuiper

[Rotterdam, le 31 août 1697]

Monsieur

Je ne manquai pas de faire tenir à Mr l’ abbé Nicaise la lettre que vous m’adressates pour lui au mois de juin dernier, et de faire à Mr l’abbé Du Bos les remercimen[t]s que vous me marquates dans la lettre que vous me fites l’honneur de m’ecrire en meme tem[p]s. Je lui dis meme que vous aviez des raisons si fortes de n’admettre que trois Gordiens que son traitté quelque bon qu’il vous eut paru ne vous faisoit pas quitter l’opinion commune. Il me repondit en homme qui vous honore infiniment, et qui a pour votre rare erudition une estime tout à fait singuliere, que / s’il osait vous importuner, il vous demanderoit la grace de lui communiquer ces raisons là. J’etois sur le point, Monsieur, de vous ap[p]rendre ce qu’il m’avoit ecrit d’obligeant à ce suiet pour vous, lors que j’ai recu le paquet que vous avez eu la bonté de m’envoier, où j’ai trouvé votre savante dissertation De tribus Gordionis. Je lui ecrivis jeudi dernier pour lui dire que vous m’aviez envoié pour lui un exemplaire de cet ouvrage, et que je le lui ferois tenir le plutot qu’il me seroit possible. Je lui marquai qu’on ne pouvoit point etre traité plus honnetement*, ni plus obligeamment qu’il l’etoit dans votre dissertation. Il le croira sans peine, car l’une des excellentes qualitez qu’il admire en vous Monsieur, avec tous ceux qui ont lu vos livres, est une maniere polie et honnete de parler des gens lors meme qu’on n’est pas de leur opinion. Si tous les savan[t]s avoient pu suivre cette belle route et se defaire d’un air superbe qui les rend durs et injurieux à leurs adversaires, ils auroient fait beaucoup d’hon[n]eur à la profession des belles lettres. Mais Monsieur les savan[t]s comme vous qui joignent avec la grande lit[t]erature, la politesse, la civilité, l’ honneteté* sont un peu rares.

Quant aux trois paquets pour Mr l’eveque d’Avranches, pour Mr Nicaise, et pour le P[ère] Pagi[,] je les envoiai / tout aussi tot à Mr Burlet medecin de Mr de Harlai plenipotentiaire de France qui a de grandes liaisons avec Mr Bourdelot medecin cy devant de Mr le chancelier, et à present de la duchesse de Bourgogne, et ami intime de Mr Nicaise. Je ne doute point que Mr Burlet ne fasse tenir promptement à Paris ces trois paquets.

Je ne saurois Monsieur, vous remercier dignement de l’honneur que vous m’avez fait par le don d’un exemplaire. Je vous en suis infiniment redevable. J’avois cru apres avoir lu la dissertion de Mr l’ abbé Du Bos que son sentiment etoit ou veritable, ou pour le moins tres vraisemblable mais la lecture de votre livre m’a fait changer d’opinion : elle me persuade qu’il est beaucoup plus ap[p]arent qu’il n’y a eu que trois Gordiens. Il me sera bien facile d’ap[p]uier ce parti là dans la suite de mon Diction[n]aire apres les fortes raisons et en grand nombre que vous fournissez à vos lecteurs. C’est à votre honneteté Monsieur, et à vos manieres obligeantes que j’attribuë les loüanges que vous m’avez données dans votre lettre du mois de juin dernier au sujet de mon Diction[n]aire. Aupres des personnes profondement savantes comme vous ce ne peut etre que l’ouvrage d’un ecolier.

Je suis avec un profond respect Monsieur votre tres humble et obeissant serviteur

Bayle

A Rotterdam le samedi 31 e d’aout 1697

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