Lettre 1302 : Jacques-Gaspard Janisson du Marsin à Pierre Bayle

A Paris le 16 sept[em]bre 1697

J’ay recu, Monsieur, votre petit billet, et votre derniere lettre du cinq de ce mois[.] Je n’ay pas manqué de m’acquitter de la commission que vous me donniez envers Mr Pinsson, qui m’a assuré qu’il feroit ce que vous souhaittez, et qu’il vous ecrirait avant son depart de cette ville pour la Champagne, où il va passer ces vacances[.] Je n’ai que peu de nouvelles litteraires à vous faire part en comparaison de celles que vous m’ap[p]renez.

Je vous dirai pourtant que les deux livres suivan[t]s du Pere Hardoüin ont eté supprimés : en voici le titre : Joannis Harduini Societatis Jesu præsbiteri chronologiæ ex num[m]is antiquis restitutæ Specimen primum numismata Sæculi Constantiniani ; Paris chez Boudot 1697 in 4° pag[es] 292 ejusdem Chronologia veteris testamenti ad vulgatam versionem exacta, et nummis antiquis illustrata, Specimen alterum, Paris 1697 in 4° pag[es] 316. Ces deux livres[,] dis-je[,] ont eté supprimés sur le rap[p]ort qui en a eté fait à Mr le chancellier, dans lequel on fait entendre qu’il attaque les semaines de Daniel par une opinion particuliere[,] qu’il revoque la plus part des auteurs anciens comme Thucydide par exemple qu’il dit supposé[ ;] il y a apparence que ce livre sera reimprimé en Hollande, s’il est vray comme on le dit, qu’on y en a fait passer quelques exemplaires.

Le sieur Bernier medecin qui a fait il y a quelques années L’Anti Menagiana , vient de donner sans se nommer, des Nouvelles Observations sur les œuvres greques, latines, toscanes et francoises de m[ait]re François Rabelais docteur en / medecine, ou le veritable Rabelais reformé avec la carte du Chinonois pour l’intelligence de quelques endroits du roman, de cet auteur, et celles [ sic] de l’auteur de ce jugement, sous le nom de Saint Honoré : cet ouvrage est dedié au medecin de Chaudrai, dont il y a le portrait[ :] il l’ap[p]elle son contemporain, et admirateur, il donne la vie de Rabelais, et critique celle qu’on a cy devant donnée.

Mr Le Blanc qui a fait un Traitté des mon[n]oyes travaille à un Etat de l’Allemagne pour l’instruction de M gr le duc de Bourgogne.

On parle avantageusement d’une Vie de Henry 7 e roi d’Angleterre qui paroit depuis peu par l’abbé Marsolier, qui nous a deja donné une Vie du cardinal de Ximenés.

On dit qu’on travaille à une nouvelle édition des quatre Evangiles de la traduction du Pere Bouhours. Vous aurez sans doute entendu parler d’une 3 e Lettre qui paroit addressée au Reverend Pere Alexandre, touchant la parallelle des thomistes, avec la morale des jesuites sur la probabilité ; elle sert de reponse à une Lettre d’un theologien, aux R[évérends] P[ères] jesuites qui etoit du Pere Alexandre. Cette 3 e Lettre qu’on lui adresse est attribuée au Pere Daniel, et à la fin il y a un decret du pape Innocent XI de l’année 1680 ; qui censure certains livres du Pere Alex[andre][ ;] cette lettre est fort bien ecritte ; si vous ne l’avez pas encore vüe, je vous dirai un des articles qu’on trouve le plus fort.

« Je vous demande, dit il au Pere Alex[andre], si le pape Innocent XI e sollicité comme il fut pendant tout son pontificat, de condamner la doctrine de la probabilité, c’est à dire, cette proposition, qu’on peut suivre l’opinion moins probable, quand elle est veritablement probable, et qui s’etant fait instruire de ce qui se disoit là dessus de part et d’autre, n’en voulut jamais rien faire ; si[,] dis-je, ce pape en condamnant ces abus particuliers / condamnés de tout tem[p]s par les plus habiles theologiens qui enseignoient la probabilité, a eu dessein de condamner • la doctrine de la probabilité meme toute differente des propositions qu’il condamne, et de laquelle il n’a pas fait la moindre mention : montrez nous donc, mon Pere, quelque pape qui ait condamné cette proposition, si universellement receüe pendant cent ans dans votre école et si commune dans l’école de Sorbonne, et dans toutes les écoles catholiques : il est permis de suivre l’opinion la moins probable, quand elle est veritablement probable, et quand vous nous l’aurez montré, vous aurez droit de precher là dessus les jesuites, comme vous faites, à condition que votre morale s’addressera aussi au moins à un de vos docteurs qui a ecrit depuis le decret du pape Alexandre VII ; et qui s’est encore declaré pour la probabilité ; c’est Navarette ce dominicain fameux autrefois professeur dans la 1 ere chaire de votre celebre université de Manille qui a eté missionaire à la Chine, qui tandis qu’il fut jacobin, fut un des plus zelés persecuteurs des jesuites, et qui, dès qu’il fut devenu eveque, fut comme il est arrivé à plusieurs autres du meme ordre, leur panegiriste, leur ami, et leur patron, et qui les crut si utiles dans son diocese, qu’il leur fit fonder un college dans sa ville archiepiscopale, de Saint Doming[u]e. Lisez cet auteur dans son 2 e tome qu’il fit imprimer lui meme à Madrid il n’y a que vingt ans, et vous verrez s’il a cru que ce pape eut condamné la doctrine de la probabilité. »

Pour ce qui est des nouvelles politiques, nous les attendons de vos quartiers, principalement pour ce qui regarde la paix qu’on attend ici avec impatience. Madame de Harlai part demain pour Delft, elle mene avec elle deux carrosses neufs, dont il y en a un d’une magnificence extraordinaire.

On croit ici les affaires de Mr de Saxe en Pologne / en fort mauvais etat. Pour moi je suis persuadé qu’il y fera un tres mechant personnage, quand Mr le prince de Conti y sera arrivé, et il pourroit peut etre bien lui arriver ce qui arriva autrefois au pere de Madame (l’electeur palatin) qui s’etant fait declarer roi de Boheme, ne le fut point, et perdit son electorat. Il est vrai que l’empereur etoit contre celui-ci, au lieu qu’il est pour celui-là ; cependant l’électeur de Saxe n’est point roi de Pologne, comme on n’en doute pas ici : de quel œil sera t’il regardé en son païs, lorsqu’il y reviendra apres avoir changé sa religion pour une couronne, qu’il n’aura pas eue ? Fera t’il une nouvelle abjuration ? Cet exemple nous fait bien voir que l’ambition nous fait tout sacrifier jusqu’à la religion. Henry le Grand quitta la sienne pour joüir paisiblement d’un royaume qui lui appartenoit legitimement : mais l’electeur de Saxe quitte la sienne sans etre asseuré de la couronne ; cela est bien different, Monsieur, comme vous le voïez, et cela nous fait bien connoitre que les princes n’ont point de religion, et que les casuistes severes n’ont pas tout le tort, en soutenant qu’il n’est presque pas possible qu’un roi se sauve. Il se pourra passer quelque chose de considerable en Pologne, avant que Mr le prince de Conti y soit affermi roi ; mais son parti y paroit trop puissant pour ne pas l’emporter sur l’électeur de Saxe ; comne celui cy est fort brave, on ne doute point qu’il sorte de ce païs là sans y avoir fait donner bien des coups de sabre. Il faudra attendre du tem[p]s seul, l’issuë de cette grande affaire, dont la catastrophe ne peut etre que fatale à l’électeur.

On a nommé à Rome deux cardinaux, et cinq docteurs pour examiner le livre de l’ archeveq[ue] de Cambrai : on imprime ici les memoires qui ont eté dressés contre ce livre par l’ archeveque de Rheims, et par les eveques de Meaux, et de Chartres, et ils paroitront au premier jour. /

Voila un memoire nouveau que Mr Bachelier des Marets a envoié à mon pere, qui est une suite du precedent que vous avez vû : il se donnera l’honneur de vous ecrire au premier jour pour repondre à votre derniere lettre du 5 de ce mois qui etoit dans la mienne.

Au reste, Monsieur, on me mande* de vos quartiers qu’il y paroissoit un écrit intitulé Sentiment du public, et en particulier de l’abbé Renaudot sur le Diction[n]aire de Mr Bayle, qu’est ce que c’est ? L’écrit que Mr l’abbé Du Bos vous a envoié y est il tout entier ? A propos j’ay montré à celui-ci votre derniere lettre ; il devoit vous ecrire aujourd’huy ; mais il m’a dit que ce seroit pour l’ ordinaire* prochain[.] Je lui ai remis en main le paquet que vous lui avez envoié par Mr de Tourreil[.] J’ay eté surpris, quand vous m’avez mandé de ne vous plus addresser vos lettres sous le couvert d’un marchand de votre ville[.] Je n’ai en cela vû que l’intention de vous faire plaisir en epargnant le port[.] Ne m’addressez plus s’il vous plait, celles que vous me ferez l’honneur de m’ecrire, à l’adresse que je vous avais donnée, mais toujours au logis[,] de tem[p]s en tem[p]s, s’il vous plait, de vos cheres nouvelles ; elles me font toujours un sensible plaisir.

Je suis etc,

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