Lettre 1311 : Jean-Antoine de Charnes à Pierre Bayle

Je ne scai, Monsieur, si cette reponse à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire le 6 ^e du mois passé, sera aussi heureuse que mon memoire. Je l’adresse à un ami à Paris, et j’espere qu’il pourra vous la faire tenir seurement par le moïen de Mr Thierry libraire avec qui je scûs, lorsque j’etois en ce païs là, que vous etiez en commerce*. Vous etes bien bon de vous allés souvenir du present de la Vie de Tasse, qui vous fut fait il y a sept ou huit ans : ce n’est pas moi qui pris la liberté de vous l’envoier. Je n’aurois pas hazardé de soumettre cet avorton à votre censure. Ce fut Mr l’abbé Nicaise qui fit la chose ; il me l’avoüa apres l’avoir fait, et l’amour propre m’empecha de l’en desavoüer.

Je n’ay veu votre ouvrage qu’en passant chez le libraire. Il en avoit receu deux exemplaires : le premier lui fut d’abord enlevé par Mr Gualtieri vice-legat d’Avignon, et l’autre par un particulier de qui je pourray bien l’avoir en prest. Les livres qui nous viennent de vos quartiers*, sont d’un prix excessif : et le Diction[n]aire vaut ici vingt cinq ecus. Je le parcourus avec un grand plaisir ; mais je le verray à loisir, et si j’y trouve quelques faits de ma connoissance qui aïent echap[p]é à la votre je prendrai la liberté de vous les marquer, puisque vous le souhaittez. Si le pauvre Graverol vivoit encore nous aurions fait ensemble de bons festins de tant de mots aussi bien ap[p]restés* que le sont ceux dont votre ouvrage est rempli : mais depuis sa mort, et la trans- / migration de nos amis protestan[t]s : je n’ay plus dans ce canton avec qui parler de livres.

La paix dont on nous assure, ramenera peut etre les Muses, nous facilitera le commerce avec le païs où elles se sont retirées, et alors je pourray avoir plus d’occasion de vous asseurer qu’on ne peut pas etre avec une plus grande estime, et une plus forte passion que je le suis, Monsieur, votre tres humble etc.