Lettre 1324 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque

[Rotterdam, le 14 novembre 1697]

J’ai la plus grande confusion du monde mon tres cher Monsieur de repondre si tard à votre belle, bonne et tres obligeante lettre du 30 e de juillet dernier. J’enrage contre mon Diction[n]aire qui m’ote le loisir que je voudrois emploier à un commerce* regulier avec vous, la chose du monde la plus agreable, car il me semble qu’en vous ecrivant je regoute les plaisirs charman[t]s de votre conversation dont j’ai eu le bonheur de jouir tant de fois durant mon sejour à Cop[p]et.

Il n’y a nulle flat[t]erie, je vous le proteste, dans le bien que je vous ai dit de Monsieur votre docteur : soiez persuadé qu’il merite toute la tendresse que vous sentez pour lui, et qu’il s’a[c]quiert promptement l’estime de tous ceux qui le voient. J’aurois voulu qu’il m’eut fait savoir et de vos nouvelles et des siennes pendant qu’il a eté en campagne.

Vous ne sauriez croire l’inquietude où j’ai eté pendant 2 ou 3 jours apres avoir lu une tres fausse nouvelle dans une gazette flamande, que Mr le comte de Frise s’etoit noié en passant le Rhin et 30 personnes avec lui. Je craignois que Monsieur votre fils n’eut eté à sa suite alors, et cette pensée m’accabla vox famibus hasit. J’ap[p]ris deux jours apres que la gazette se retractoit. Ce fut Monsieur Fatio votre parent qui me donna cette agréable nouvelle alors qu’il m’ap[p]orta votre lettre du 2 e de septembre. Il partit dès le lendemain pour Londres, mais il m’a promis de s’arreter quelque tem[p]s ici en repassant, et de me faire l’honneur de me venir voir. Je me ferai un plaisir extreme de sa conversation [et] de lui marquer ma sensibilité* singuliere pour tout ce à quoi vous prenez quelque interet. J’eus bien de la joie de son entretien, et il me combla de satisfaction en m’ap[p]renant des particularitez de votre etat, de votre bonne santé, et de celle de Mademoiselle votre chere epouse.

La decouverte que vous avez faite de quelques lettres de Beze etc. me sera sans doute profitable. Je vous en remercie par avance mon tres cher ami.

Pour vous dire quelque chose de mon etat, je dois commencer par les avanies de mon adversaire. Depuis la publication de mon ouvrage il n’a cessé de remuer ciel et terre, et enfin il a engagé son consistoire à l’examiner. On y travaille actuellement. Il a publié aussi le Jugement que l’abbé Renaudot rendit à Mr le chancellier, quelques fragmen[t]s de lettres, avec ses reflexions. Je vous envoie la / reponse que j’y ai faite. Il vous en coutera un peu plus de port, • mais je ne croi pas qu’une simple lettre vous eut couté guere moins. Cet homme est plus impudent que jamais, il preche plus fierement depuis la paix de Ryswick que ses propheties sont justes et bien fondées, et promet toujours monts et merveilles. Mr Saurin vient de publier contre lui un 5 e tome où il triomphe plus • meme que dans les preceden[t]s.

A propos de la paix de Ryswick, ne trouvez vous pas qu’elle est si glorieuse aux alliez et nommement au roi Guillaume, qu’on ne peut assez admirer que la France se soit voulu assujet[t]ir à une mortification si honteuse ? Je n’ai vu aucun homme de bon sens qui n’en soit surpris, et qui n’avouë qu’on ne peut rien comprendre à cette conduite, vu l’etat • où etoient les choses apres la prise d’Ath et de Barcelonne. Au reste, quand plusieurs fortes raisons ne m’interesseroient pas au bien des cantons protestan[t]s, vous seul seriez capable de me faire sentir de la joie de la destruction du fort d’Hunningue, et de ce que Brisac, oté à la France, et donné à l’empereur, asseure votre frontiere d’autant.

Je vous rends mille et mille actions de graces de vos bons avis au sujet du nouvelliste correspondant de Mr B[eauval]. C’est une ame devoüée depuis long tem[p]s au prophete. Mr Basnage vous asseure de ses tres humbles services ; son livre sera un in folio de 300 feuilles ; il y a le tiers d’imprimé, on fait etat* d’achever l’eté prochain.

Je n’ai eu aucune nouvelle de notre ami de Geneve, et si je ne me trompe le malheur m’en a voulu que des Ecossois que je lui avois recommandez, et qui devoient loger chez lui, de quoi je lui donnai avis en droiture*, ne lui ont point rendu ma lettre. Je le saluë de toute mon ame, comme aussi Mademoiselle Constant et toute votre famille.

Mr Le Clerc d’Amsterdam a publié un savant ouvrage De arte critica contre lequel on dit que Mr Vander Wayen prof[esseur] en th[éologie] à Franeker, veut ecrire quelque chose.

Nous celebrons aujourd’hui la naissance du roi d’Anglet[erre]. Les trois plenipotentaires de France l’allerent complimenter au nom de leur maitre samedi passé. Ils sortirent tres conten[t]s et pleins d’estime pour ce grand prince, tant ce qu’il leur repondit sur le champ etoit sensé. Le vent contraire l’a empeché de s’embarquer.

On debite que le p[rin]ce de Conti s’en retourne en France.

Je suis mon tres cher Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur

Bayle

14 e nov[embre] 1697

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