Lettre 1333 : Edouard de Vitry à Pierre Bayle

• A Blois le 10 decembre 1697

Monsieur

Il y a si long tem[p]s que je n’ai eu l’honneur de vous ecrire que je meriterois bien que vous m’eussiez oublié. Je sai cependant que vous ne l’avez pas fait, et notre illustre ami m’a appris la bonté que vous aviez de vous informer de tem[p]s en tem[p]s de mes nouvelles. Ce qui m’a ôté la hardiesse de vous ecrire souvent, c’est qu’il est difficile de trouver en province de quoi remplir une lettre, et j’ay honte de vous en ecrire qui soient tout à fait vuides : je ne sai si vous aurez la bonté de vous contenter de cette excuse, mais en verité je n’en ai pas de meilleure, et je vous aurai bien de l’obligation, si vous voulés vous en contenter pour cette fois.

Il y a longtem[p]s que j’ay prié Mr Léers de nous faire tenir par la voye de Nantes le present que vous avez bien voulu nous faire, et que nous attendons avec impatience : il faut l’adresser à Mr Charles Gelée conseiller de l’admirauté à Nantes : vous pouvez aussi l’envoyer par Roüen, si vous le trouvez plus commode / et l’adresser à Mr Jores ; pourvû que je sache de bonne heure lequel de ces deux chemins vous aurez fait prendre à ce precieux tresor ; j’aurai soin du reste.

Je ne me suis pas encore determiné à la mathematique, mais il est vrai que je n’etudie gueres que cela, maintenant, et je m’en trouve assez bien, pourvû que la mathematique se trouve aussi bien de moi que je me trouve d’elle, je pourray bien m’en tenir là. Il ne tiendra qu’à moi de me determiner ; mais j’y suis si peu accoutumé que j’aurai de la peine à me resoudre jamais de moi même à rien ; si j’avois l’honneur d’etre connu de vous un peu plus particulierement[,] je prendrois plus facilement que je ne fais la liberté de vous demander votre avis, et je vous expliquerois plus au long toutes mes veües qui se reduisent à deux chefs. 1° Il est impossible d’etre universel, et quand d’autres le pourroient etre avec succez, je ne me sens pas assez de fon[d]s pour cela : ainsi je m’en tiens au 68 e quatrain de Pibrac [ :]

Un art sans plus : en lui seul t’exercite

Et du mêtier d’autrui ne t’empechant

Va dans le tien le parfait recherchant,

Car exceller n’est pas gloire petite.

Les Grecs et les Latins ont pensé comme Pibrac, et c’est ainsi que le bons [ sic] sens le doit dicter au commun des hommes. On trouve peu de genies qui aient ce caractere de superiorité qu’on remarque, Monsieur[,] dans tous vos ouvrages, qui vous rend egalement le maistre de toutes les matieres que vous voulez imiter, qui vous fait trouver partout des tours si beaux, et si charman[t]s etc. qui me fait quelquefois souhaitter, permettez moi cela, Monsieur, que vous fassiez quelque jour un meilleur usage d’un si beau talent, que Dieu ne vous a donné que pour procurer sa gloire, et pour eclaircir, et deffendre la verité. 2° Hors de la mathematique, il me paroit que tout est fait, en sorte qu’il ne reste plus qu’à glaner, ou que ce qui reste à faire / ne peut s’entreprendre sans temerité ; je ne trouve rien en quoi puisse s’occuper un honnete homme, qui avec de la santé, quelque avance, beaucoup d’envie d’etudier, n’a, Dieu merci, point d’ambition, et qui etant bien resolu de ne jamais rien deguiser, de ne trahir jamais ses sentimen[t]s, veut cependant vivre en paix, et n’aime point à trouver certaines gens en son chemin. Vous savez mieux que personne l’etat present de la Republique des Lettres sacrées, et profanes : oserois je esperer que vous prissiez la peine de me donner un dessein, s’il s’en presente à vous quelqu’un dont vous me jugiez capable ; en attendant de vous cette grace, songeons aux mathematiques.

Vous me feriez plaisir de vous informer s’il y a quelqu’un dans vos quartiers qui travaille aux ephemerides pour le siècle prochain. Les gens du Nord ne devroient pas laisser faire aux Francois un ouvrage tel que celui-là, et il est tem[p]s de le commencer, et meme de se declarer ; car il seroit desagreable[,] apres avoir essuïé la fatigue d’un ouvrage si ingrat[,] de trouver encore quelqu’un qui eut pris les devan[t]s. Je connois en ces païs ci un homme qui y veut travailler, et qui y reussiroit, mais je serois bien aise de le voir reussir en autres choses. Vous savez que Mr le marquis de L’Hopital a publié le calcul differentiel dans son Analyse des infiniment petits[.] Il ne veut pas encore publier le calcul integral par respect pour Mr Leibneits de qui on attend un bel ouvrage là dessus. Mr Leibneits s’acquitteroit asseurement de cela bien mieux qu’un autre : mais on a peine à croire qu’il ait maintenant assez de loisir pour songer à cela ; de plus quelques gens m’ont dit que [ce que] Mr Leibneits savoit sur ces matieres, il l’avoit appris dans les papiers manuscrits de Mr Descartes qui lui etoient tombés entre les mains ; avez vous quelque connoissance de cela ? Mr Bernouly est il etabli à Groningue, et songe t’il à quelque ouvrage qui en vaille la peine ?

On parle d’un Traitté de la conscience qu’on m’a promis / de me faire voir : on l’attribuë à Mr Basnage, apparemment l’auteur de l’ Histoire des ouvrages des savans : on m’en a fait de grands eloges, et ceux qui le loüent m’ont toujours paru bons connoisseurs. Je ne sache rien de tous ces païs ci qui vaille la peine de vous etre mandé*. Quand nous aurons votre livre, nous aurons asseurement de quoi nous occuper et de quoi faire des reflexions que nous prendrons la liberté de vous communiquer, si vous le trouvez bon.

Je suis, Monsieur avec respect etc.

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