Lettre 1352 : Pierre Bayle à Bernard de La Monnoye

[Rotterdam, le 10 mars 1698]

Pour Monsieur de La Monnoie

Je n’ai recu que depuis deux au trois jours vos excellentes remarques, Monsieur. Elles sont d’une ecriture dif[f]erente de tout ce que j’ai vu de vous, et dans un cahier dont toutes les feuilles sont attachées ensemble aux deux bouts avec un petit ruban. La lettre qui les precede de la meme main que les remarques est jointe au cahier et en remplit les deux premieres pages. Je ne vous marque cela qu’à cause que je me persuade que l’original est demeuré en chemin comme je le dis à Monsieur l’abbé Nicaise dans le billet qui accompagne celui ci. Je puis me tromper dans ma conjecture.

Je ne me sens point capable Monsieur de vous temoigner ni la gratitude, ni l’estime infinie que j’ai à l’occasion de cet ecrit. Je passe sur toutes les honnetetez* de votre lettre / où il vous a plu de meler tant de pensées flat[t]euses, et obligeantes. Je suis trop convaincu de la foiblesse et des imperfections prodigieuses de mon travail, pour pouvoir m’imaginer que je sois digne des louanges que vous me donnez, etant d’un aussi bon gout que vous etes, et si eclairé, et si judicieux, et si penetrant. Mais si je voulois m’arreter sur vos remarques j’aurois un eloge à vous donner sur chacune. Votre exactitude, votre sagacité, votre erudition se marquent par tout, avec ce riche thresor de faits rares et particuliers que la lecture des livres les moins connus, et les plus curieux vous a fait amasser.

C’est dommage, Monsieur, permettez moi de vous le dire, qu’avec tant de talen[t]s d’un critique parfait, et tant de beaux livres[,] vous ne faciez pas ce que Mr l’ abbé Nicaise m’avoit dit que vous faisiez, c’est à dire un ouvrage pour le public, je dis un gros ouvrage qui vous fournît un champ / propre à etaler votre science et les reflexions que vous avez faites sur vos lectures, permettez moi de vous exhorter à immortaliser votre nom de cette maniere qui ap[p]orteroit tant d’utilité et à notre siecle, et aux siecles à venir.

Je m’en vais donner cette sepmaine à corriger ma lettre A selon vos judicieuses observations et à l’enrichir des beaux sup[p]lemen[t]s que vous avez eu la bonté de me fournir, ou de m’indiquer. Trop heureux si je pouvois faire la meme chose sur les lettres suivantes.

L’obligation que je vous ai pour m’avoir communiqué la decouverte de plusieurs fautes, et le moien de les reparer, et d’enrichir ma 2 e edition est d’autant plus grande que cela influera sur les lettres de mon Diction[n]aire que vous n’avez pas examinées, car vos observations peuvent servir en cent endroits d’une regle generale pour me faire aller bride en main, et pour m’avertir de songer à telles et à telles choses.

Accordez moi je vous en sup[p]lie la permission de vous consulter quand / l’occasion s’en presentera. Ce seroit fort souvent si je ne considerois qu’il ne faut jamais se rendre importun. Je suis avec toute l’estime imaginable et toute la reconnoissance possible, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant et tres obligé serviteur

Bayle

A Rotterdam le 10 e de mars 1698

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