Lettre 1363 : Mathieu Marais à Pierre Bayle

• A Paris ce 25 e may 1698

Il m’est tombé ces jours passés un imprimé entre les mains sous le titre de Réflexions sur un imprimé qui a pour titre : « Le Jugement du public, sur le Dictionnaire critique de Mr. Bayle etc. » où j’ai reconnu cette plume vive, agréable et délicate, qui depuis vingt années fait l’ornement de la République des Lettres. Quelle honte, Monsieur, pour cette République, que tous les membres n’en soient pas unis pour vous donner les louanges que vous merités ! Mais d’ailleurs, quel plaisir de vous engager à faire des apologies ! Pour moi, quelque amoureux que je sois de vos ouvrages (car je suis bien aise de vous dire que cela va jusques à la tendres[se]) je ne puis vouloir de mal à Mr l’abbé Renaudot, et à vostre fougueux adversaire de Hollande ( Jurieu) compilateur bannal de médisances contre tout le genre-humain, puisqu’ils vous ont fourni cette occasion de donner au public quelques réflexions sur vostre Dictionnaire, et de travailler à une justiffication que nous attendons avec cette impatience que vous scavés si bien remplir. Je me prepare de la voir à la teste de / vostre Supplément où elle fera là une aussi belle figure que cette eloquente préface que vous avés mise à la teste de vostre Projet et qui meritoit bien • d’estre transportée dans le Dictionnaire comme un chef d’œuvre de vostre façon.

Le cardinal, qui demanda à l’ Arioste lorsqu’il lui présenta son poëme, où il pouvoit avoir pris tant de bagatelles, feroit bien une autre exclamation sur vos ouvrages, et il vous demanderoit à vous, Monsieur, ce que nous nous demandons tous les jours, où vous pouvés prendre tant de belles choses si nouvelles, si naturelles, si scavantes et si agréables. Tout le monde sent que ce livre lui manquoit (je parle de vôtre Dictionnaire). On peut lire enfin un livre de critique en nostre langue sans s’ennuier. Que dis-je, sans s’ennuier ? Il n’y a divertissement que l’on ne quitte pour le lire ; il n’y a point d’agrément que l’on n’y trouve, de quelque profession que l’on soit. Et pour les gayetés si Tertul[l]ien s’en effarouche, combien d’autres gens ne sont point fâchés de voir comment un homme d’esprit dit des • sottises, comme a dit quelque part le poli Mr Basnage mon zèle, si je ne le retenois, previendroit vostre grande apologie. Je vais seulement suivre quelques endroits de vostre escrit et vous m’excuserés bien, Monsieur, si tout petit ruisseau que je suis, inconnu dans le monde des Lettres, j’ap[p]orte à vostre ocean quelques goût[t]es d’eau, que vous convertirés en perles quand il vous plaira. /

Nombre 3 des Reflex[ions]

L’abbé Renaudot passe parmi nous pour un homme sçavant dans les langues orientales. Vous l’avés reconnu dans la harangue de Mr de La Bruyere lorsqu’il a dit : « Si l’on est curieux du don des langues joint au double talent de sçavoir avec exactitude les choses anciennes, et de narrer celles qui sont nouvelles avec autant de simplicité que de verité. Des qualités si rares ne vous manquent pas et sont reunies en un même sujet. » Voilà un bel éloge qu’il ne falloit pas gâter par la censure de votre ouvrage. Mais si cet homme dont le goût est si difficile n’est pas pour vous, je vais vous en donner un autre dont sans doute vous estimerez davantage l’approbation. C’est Mr Despreaux, critique non moins sévére que judicieux. J’ai eu occasion de le voir plusieurs fois l’esté dernier en sa maison d’Auteuil près Paris (c’est où Moliere en avoit une, vous en avés parlé à son article). Je lui parlai de vostre livre, qu’il n’avoit point vû. Il me pria de le lui prester, et aprés en avoir lû une partie, il m’en parla avec une admiration* qu’il n’accorde que trés difficilement, et il a toujours dit que vous estiés marqué au bon coin *, et de cette marque il n’en connoit peut-estre pas une douzaine dans le monde. La vivacité de vos expressions, l’etenduë de vos connoissances, jointes à une netteté qu’il dit n’avoir jamais vues ailleurs le charmerent. Il en revenoit toujours au bon coin, qui est le mot du guet entre les sçavan[t]s de la haute volée. Mr Dacier auteur des longs commentaires sur Horace, n’étoit pas tout à fait de ce sentiment. Mais il ne disoit pas, ce que j’ai / reconnu depuis, que vous avés remarqué en quelques endroits ses distractions d’esprit, qui ne lui laissoient pas toute la liberté du suffrage. Mr Dépreaux n’a point esté fasché, comme vous pouvés croire de ce que vous avés dit, que sa Satyre des femmes est un chef d’œuvre. C’est ainsi qu’il en juge lui même. Je n’ai point mandié cet éloge, nous dit-il, et voila de quoi opposer à Mr Perrault.

Pour sa comparaison de la biche en rut, que vous avés attaquée, il ne vous en veut pas plus de mal. Quand j’ai préféré la bête à l’homme, continua-t’il, je ne crois pas que Mr Bayle pense que j’ai dit cela tout de bon. Je sçais bien que l’homme est au-dessus de la bête ; que l’homme a une ame, et que Dieu n’a point promis son paradis à la bête. Mais il faut se mettre en la place d’un satyrique, qui conçoit une indignation contre les defauts de l’homme, et qui dans un mouvement de colére dit : « Le plus sot animal à mon avis, c’est l’homme ». Il ajouta qu’il se deffendroit bien contre vostre critique. Mais que vous mesmes l’aviés mise dans la bouche d’un sophiste. Il n’avoit pas encore vû ce que vous avés remarqué sur le Torva Mimalloneis etc. de Perse, mais il le sçavoit. Il nous dit qu’il n’avoit point avancé sans de bons garan[t]s que ces vers estoient de Néron. Que dans la Vie de Perse qui est attribuée à Suetone, ces vers sont donnés à Néron. Que le vieux scholiaste, sans lequel on n’auroit jamais entendu Perse, les lui donnoit aussi. Que vous ne pouvés pas tirer avantage de la correction / que l’on dit avoir esté faite par Cornetus De l’Auriculas asini etc. sur quoi vous fondés vostre scrupule, que laquelle correction, vous ne devés au vieux scholiaste qu’en meme tem[p]s vous ne conveniés de ce qu’il a dit sur l’attribution des vers à Neron. Vous ne pouvés diviser son temoignage. Enfin c’est une tradition parmi les gens de lettres. La rejetterés vous en littérature comme en religion ? Notés que le commentaire de Jean Bond sur Perse, imprimé par Vitray en 1641 (pag[e] 39) sur ces vers Tortua... porte hæc Carmina quæ sequuntur sive a Nerone, sive a quoniam nobili Romano composita. Cela peut favoriser vostre doute. Vous connoissés assurement ce commentaire. Il est fait à la maniere des scoliastes daufins avec une interprétation perpetuelle, des notes et une table des mots. Et si vous en voulés trouver l’eloge, c’est dans un endroit où on ne l’iroit jamais chercher, dans la Preface de l’ Aloysiæ Sigeæ Toletanæ Satira, Sotadica. Les termes sont à la marge, et ils confirment ce que vous avés dit de l’obscurité licophronienne de cet auteur. Les termes sont assés vifs.

Gratuleris tibi Aule Persi. Obvolvisti te ipse cœca nocte. Videri nolebas. Altam versibus, et versuum sensibus profudisti caliginem. Nolebas intelligi, forte et tute non intelligebas, non fecerunt ad te nox et caligo ut exerraret. Venit, vidit, discussit noctem et caliginem, Perspectum idonneo habet ut tute loqueris quod latet arcanâ non enumerabile fibrâ. Eripuit / tibi te neganti conspectum. Latebas intra te, ne se curiosa et erudita inveniret sagacitas. Eras ipse involuerum tibi. Quis vero fuit furor ille tuus ?

J’en ai une traduction ou paraphrase par le sieur Geffrier en 1658 (in 12). Celui-là ne doute point que les vers ne soient de Néron, et Moreri peut bien y avoir pris ce qu’il a dit d’Arrie, dont la reputation a esté si chere à ce Mr Geffrier, que pour reparer le tort que Perse lui a fait, à ce qu’il pense, il a fait imprimer à la teste de sa traduction un sonnet que le Pere Le Moyne a fait pour Arrie, et qui se trouve dans La Galerie des femmes fortes. Ce livre est escorté de deux sonnets panégyriques pour l’auteur faits par Pelletier et Colletet le fils tant decriez par Mr Despreaux. Il fait mourir Perse en la 203 e Olymp[iade] l’an 785 de Rome, le 22 e de Tibere. Oldonii a, comme vous voyés, un compagnon de sa béveuë. J’ai cru que ces remarques vous feroient plaisir. Mr Baillet ne paroist pas incliner beaucoup pour Perse.

A propos de Mr Baillet, Mr Despreaux trouve que vous le cités trop. Il ne le met pas au nombre des auteurs du bon coin. Il a rap[p]orté dans l’article d’ Homere qu’au sentiment d’Elien, Homére avoit composé son Iliade et son Odissée par morceaux sans unité de dessein. Elien n’a point dit cela. Mr. Despreaux l’a montré clairement dans ses Nouvelles réflexions sur / Longin, qui apparemment ne vous ont pas échap[p]ées [ sic]. Ainsi vous ne pouvés plus vous plaindre qu’on n’y ait pas répondu comme vous avés fait quelque part dans votre Diction[n]aire. Mr Perrault avoit orné ses Paralelles de ce morceau d’ Elien pour abaisser Homére. Il l’avoit pris de Mr Baillet, qui ayant fourni cette mechante • objection contre les protecteurs des • Anciens, ne peut pas apres cela estre de leurs amis. Mais pourquoi Mr Baillet en souffriroit-il ? Puisqu’il l’avoit pris lui mesme du Pere Rapin dans sa Comparaison d’Homere et de Virgile ? Voila la généalogie de cette faute. Le P[ère] Rapin l’a mise au monde. Mr Baillet qui a voulu qu’on crut qu’il a remonté à la source a cité Elien, et il a trompé Mr Perrault à qui Mr Despreaux ne l’a pas pardonné. Ne parlerés-vous point d’Elien dans votre Sup[p]lement ? Cela en vaudroit bien la peine et à ce sujet il y auroit plaisir de vous voir discourir sur la querelle des Anciens et des Modernes qui a fait des schismatiques dans ces derniers tem[p]s. Vous n’oublierés pas le livre de Mr de Callieres, qui a terminé depuis une plus grande querelle ; le livre de Mr de Longepierre ; le petit discours de Mr de Fontenelle à la fin de ses Pastoralles, le 4 e volume de Paralelle, les épigrammes lancées de part et d’autre, les Nouvelles reflexions sur Longin, l’ode pindarique, le poëme de Mr Perrault, qui a declaré la guerre, l’ Oggidi de Lancelot, le livre de Rampalle, les épigrammes du chevalier de Cailly, et autres piéces tant anciennes que nouvelles, que l’on peut produire dans ce procès. Ajoutés l’ Epitre de La Fontaine à Mr. l’évêque d’Avranches ( Huet) en lui envoyant un Quintilien de la traduction de Toscanella. /

Me voila bien loin de l’abbé Renaudot. Il n’y a pas grand mal de l’avoir perdu de vuë. J’y reviens un moment pour vous dire en confidence et sans passer pour tyran de conversation (pour me servir de vos termes) que quoi qu’il soit ami de Mr Despreaux, et que ce dernier lui ait adressé son Epitre sur l’amour de Dieu, il ne l’estime pas autrement du costé de sa Gazette. Il dit qu’il est le protecteur des Turcs, qu’il les met toujours en campagne dés le mois d’avril, et qu’ils n’y sont jamais qu’au mois d’aoust, encore est-ce pour se faire battre. C’est un plaisir d’entendre parler cet homme là. C’est la raison incarnée, si l’on peut parler ainsi. On feroit de bons Boiléana, si l’on pouvoit recueillir tout ce qu’il dit. Ce fut lui un jour qui fit ce terme. Mais il est presque toujours à Auteüil, ce qui fait qu’on ne jouit pas de sa conversation comme on voudroit. Au reste c’est un homme d’une innocence des premiers temps, et d’une droiture de cœur admirable, doux, facile et qu’un enfant tromperoit. On ne croiroit jamais que c’est là ce grand satyrique. Le portrait qu’il a fait de lui mesme dans son Epitre à ses vers ne peut estre plus ressemblant.

Vous parlés de Montagne sur la fin du nombre 3. Cet homme extraordinaire mérite bien un article dans vostre Supplement. Balzac et le Pere / Mal[e]branche en ont beaucoup parlé et tant d’autres gens. Mais nous attendons un jugement de vostre main. Voici celui qui se trouve dans un livre qui a pour titre : Education, maximes et reflexions de Mr de Moncade, imprimé à Rouen en 1691. Ce livre vient de bon endroit. Mais l’auteur ne se nomme pas. Le genie de Montagne, dit-il, est de tout risquer, bons [ sic] sens, religion, conscience, doctrine, pour faire valoir une pensée forte, et une expression hardie. Il y a dans ce livre des observations assés recherchées sur le genie des nations, comme celle-ci : « Dans les Belles Lettres les Espagnols font moins qu’ils ne peuvent, les François font tout ce qu’ils peuvent, et les Italiens plus qu’ils ne peuvent. »

Venons à Quellenec et au livre de Tagereau. Quelle pauvreté d’avoir repris ce que vous avés dit du congrez ! Les remarques que vous faites là dessus sont victorieuses. Les compilations sont des marchez où les riches et les pauvres doivent trouver de quoi se nour[r]ir. Cela est tellement de nature à entrer dans une compilation, que M[aîtr]e Laurent Bouchel, avocat en Parlement, qui a fait une Bibliotheque alphabetique du droit françois a inséré tout le livre de Tangereau [ sic] sous le mot de séparation, lettre S, tome 3. De sorte qu’au milieu de toutes ces matieres graves et epineuses vous trouvés ce discours entier avec toutes ses libertez sans que jusques à présent nos Tertulliens y ayent trouvé à redire. Voila une compilation où on fait entrer tout le livre, et dans la vostre vous ne faites entrer que quelques morceaux du livre. Qu’ils apprennent, ces M rs les critiques, ce que c’est qu’un compilateur, et / qu’ils l’apprennent de ceux qui ont fait ces sortes d’ouvrages. Je suis bien aise d’avoir fait cette découverte.

Vous renvoyés à Menjot et à Tiraqueau, qui ont parlé de matieres libres. Vous avés encore l’exemple de Nevizan jurisconsulte d’Ast, qui dans sa Sylva Nuptialis a ramassé tout ce qu’on dit pour et contre les femmes. Il y a bien des choses originales dans ce livre. J’en ai une edition gothyque de 1521 chés Kerver dont le titre est rejouissant. Il est à la marge. Vous y trouverés que Jésus-Christ ne s’est fait homme et n’a pardonné au genre humain, que parce que la Vierge etoit belle. Imo Deus Optimus Maximus ob pulcræ et decoræ filiæ Jerusalem immaculatam virginitatem generi humano sibi infesto pepercit et homo factus est. Sur quoi il cite les Conseils de Romanus avec la page, la ligne et le mot. Si mulieri non satisfit de vestibus et carnibus, ipsa satisfacit de Cornibus. C’est un jurisconsulte qui parle ainsi dans un ouvrage sérieux. Dieu, si on l’en croit[,] ne precipita point tous les mauvais anges en enfer. Il en mit quelques uns dans le corps des femmes pour faire enrager les hommes. Tout est plein de pareilles choses dans cette compilation. En voulés-vous une autre ? Benedictus Curtius, qui a commenté les Arrests d’amour n’a-t-il pas • recueilli tout ce qui se trouve d’erotique dans les loix, dans les auteurs, dans les poëtes ? J’oubliois / les canonistes, qui lui ont fourni aussi bien qu’à Nevizan un nombre infini de citations. Voyez la preface et son commentaire sur l’ Arrest 40 où il nomme quantité d’auteurs qui ont traité de semblables matiéres.

Le livre de Tagereau vous a conduit naturellement à celui du Tableau de l’amour, attribué au commencement à Salonici medecin venitien, et que vous nous apprenés estre de Nicolas Venette médecin à la Rochelle. Le masque qu’il avoit pris, pour estre de Venise, n’étoit pas des plus fins. Comment prendrions nous pour un républicain un homme qui parle, du roy de France en ces termes : « Nostre incomparable Monarque qui ne laisse rien echap[p]er pour rendre ses peuples heureux et son royaume abondant » ; qui dans la distinction des climats, parle de la France comme de son propre pays ; qui dit qu’il a fait un Traité du scorbut par ordre de Mr Colbert du Terron, etc. Sur ma parole, cet homme ne s’est caché que pour estre reconnu. Mais que dites vous de ces exordes qui sont au commencement de chaque chapitre ? Cela ne vous a-t’il point semblé estre un peu puerile [ sic], et donner dans le lieu commun, et pour les citations, ne sont-elles point trop vagues ? Vous nous avés accoutumé[s] à l’exactitude, et nous sommes faschés de ne la pas rencontrer par tout.

Le nom de Mr Arnaud, que je rencontre au nombre 12 me fournira quelques observations. / On ne peut pas douter qu’il ne soit l’auteur du livre De la perpetuité de la foy deffenduë, dont le premier volume in 4° a esté imprimé en 1669. Dans l’approbation de Mr l’évêque de Laon, à présent le cardinal d’Estrée, et dans quelques autres Mr Arnaud est nommé. Voila donc à cet égard l’incertitude fixée. Celle de l’époque de la querelle le peut aussi estre par la préface de ce mesme livre. Mr Arnaud dit qu’on avoit fait un ecrit pour servir de préface au Recueil des passages des Peres, dont on a composé l’ Office du Saint Sacrement. Mr Claude y répondit. Sa réponse étoit manuscrite : elle fut refutée par un imprimé qui est la Perpetuité de la foy de Mr Nicole. Il n’est point de Mr Arnaud. Mr Claude répondit, et fit imprimer sa réponse avec celle qui avoit couru manuscrite. C’est le 2 e imprimé. Mr Nicole refuta cette réponse (3 eme livre). Mr Claude replique (c’est le 4 eme). Alors Mr Arnaud se mit sur les rangs. Il commença à travailler à son ouvrage au commencement de l’année 1667. Il le dit lui mesme. Son travail l’occupa pendant toute l’année et jusques à la moitié de celle de 1668. Il se trouve des approbations dattées des 7, 17 et 21 juin 1668. Il fallait que l’ouvrage fut fini. C’est le 5 eme qui a paru. Notés que Mr Arnaud dit qu’il y avoit un / an qu’il hésitoit à répondre quand il commença à écrire. Ainsi le premier écrit de Mr Claude ne peut point avoir paru en 1666 comme vous le conjecturés, mais en 1665, et peut estre bien dès l’année 1664.

Cet article de Mr Arnaud demande un grand sup[p]lément pour ce qui est arrivé depuis sa mort, et qui est très considerable. Sa déclaration de foy, en forme de testament, où il a étalé toutes ses opinions merite bien qu’on ne l’oublie pas. Mr Perrault lui avoit donné une place dans ses Eloges des hommes illustres. Les jesuites ont eû assés de crédit pour faire oster et son portrait et l’eloge, aussi bien que ceux de Mr Pascal. L’un et l’autre devroient estre conservés à la posterité dans vôtre Diction[n]aire, quoique ces Eloges de Mr Perrault n’ayent pas esté fort estimez. Il ne faudroit point omettre aussi la querelle d’entre Santeuil et la Société au sujet de l’epitaphe qu’il avoit faite de cet illustre docteur, dont on nous a donné une petite histoire avec les pieces justificatives, non pas celle que vous avez cité[e] quelque part, mais une autre qui a paru depuis avec laquelle on a imprimé les lettres entieres du P[ère] Jouvancy, du Pere Bourdalouë, du P[ère] de La Rue, un certificat de Mr de Lamoignon avocat general sur l’estime qu’il faisoit de Mr Arnaud ; deux lettres de ce docteur sur les poesies de Santeuil, et tous les vers tant / françois que latins, qui se sont faits de part et d’autre. Cette querelle est singuliere, et n’a peut estre point d’exemple dans les lettres ni parmi les hommes. Cela est veritablement de vostre ressort, vous, Mons r, qui avés recueilli avec une si grande attention les faits singuliers.

En voici • un autre qui regarde encore nostre docteur, et qui peut entrer dans la querelle des Anciens et des Modernes. Mr Perrault avoit critiqué la Satyre des femmes. Cette critique tomba entre les mains de Mr Arnaud, et donna lieu à une dissertation en forme de lettre qu’il fit quelque tem[p]s avant sa mort, où il prit la deffense de la Satyre avec cette vigueur d’esprit et de style qui ne l’ont point quitté. Le party des Anciens en fut glorieux, et cela valut à Mr Arnaud ces beaux vers de Mr Despreaux dans son Epitre à ses vers, où il préfère à tous ses avantages, mesme à celui d’estre historien du Roy, l’apologie que ce docteur a faite de sa Satyre :

Arnaud, le Grand Arnaud, fit mon apologie,

Il veut qu’on mette sur son tombeau cette circonstance, et il ne trouve rien de meilleur à opposer à ses rivaux. Je ne crois pas que les bons Peres soient autrement satisfaits de la grandeur, dont on a regalé l’apologiste, et des traits satyriques qui immortalisent leur haine contre lui. /

Il faut vous dire tout. Les jansénistes rigides que vous appellés rigoristes ne furent pas conten[t]s de cette derniere piece de Mr Arnaud. Un docteur blanchi dans des disputes graves et sérieuses, parler à plus de 80 ans de vers de femmes, de romans ! Quel desordre ! Le parti en fremit, et se disoit à l’oreille que leur chef baissoit. La poësie à les entendre estoit un art frivole qui n’avoit pas dû un moment arrester un si grand genie. Cela vint aux oreilles de Mr Despreaux, et là dessus il entreprit sa piece sur l’amour de Dieu pour leur montrer que la poesie peut embrasser les sujets les plus sublîmes. Cette circonstance, que je sçais de lui mesme est digne d’estre remarquée. Car un jour quelque commentateur ne manquera pas de chercher un autre motif, et de dire que ce grand poëte sur ses vieux jours a fait comme beaucoup d’autres des vers de devotion pour sanctifier sa Muse. Les penetrateurs du cœur humain, les Varillas et les Maimbourg sont sujets à dire bien des mensonges.

Je trouve encore à mettre Mr Despreaux et Mr Arnaud ensemble, au sujet de l’Epitre 3 e des Œuvres de Mr Despreaux, où il explique les effects de la mauvaise honte. Cette Epitre est adressée à Mr Arnaud. Il ne faut pas exiger de vous, Monsieur, que vous en parliés, puisqu’elle est contre Mr Claude. Mais je m’en sers pour montrer q[ue] Mr Arnaud passoit publiquement pour l’auteur / de la Perpetuité deffenduë. Quel dom[m]age, Monsieur, que vous ne soyés point des nostres, et que cette diversité de Religion vous engage ou à des omissions de choses qui orneroient considerablement vostre ouvrage, ou mesme à des commissions (pour vous rendre vos termes) qui témoignent un peu trop de partialité ! Pourquoi tant parler du pape, des cardinaux, de l’Eglise romaine dans des endroits où ils viennent de si loin qu’on ne les attend pas ? Vous dites si bien quelque part que nous ressemblons en ces matieres à des nouvellistes, qui prennent chaudement le party sur lequel ils sont entestés sans écouter les raisons du party contraire. Taisons nous donc sur des choses sur lesquelles vous convenés vous mêmes [ sic] qu’on ne doit point nous ajoûter de foi, de quelque costé que nous soyons.

Revenons à Mr Arnaud. Je ne le quitte point sans vous dire qu’un fameux janseniste, qui est mort depuis deux ans à Argenteüil où il étoit retiré depuis 20 années, après une Bastille de quelque temps, m’a dit que l’exclusion de la Sorbonne seroit toujours honteuse à ces docteurs, et que quelque irrégulière que fût cette exclusion, il avoit toujours tort d’avoir engagé le corps dans cette irregularité. Il me disoit aussi que Mr Nicole dans les commencemen[t]s qu’il a écrit ne sçavoit rien du tout ; qu’on estoit obligé de s’assembler chés lui, de disputer et de lui mettre les choses vingt fois dans la teste avant que de les comprendre, et qu’enfin il jettoit sur le papier ce qu’il avoit compris, mais c’étoit avec bien de la peine. /

Je vous ai parlé de Santeüil. C’est encore un homme dont la mémoire demande une place dans vostre temple. Mr Baillet et Mr de La Bruyere lui ont deja donné quelques traits. C’est une ébauche qu’il faut que vous acheviez, et vous devés à chaque illustre des coups de ce pinceau qui les marque pour l’immortalité. Mr Despreaux dit que c’étoit un fou qui estoit poëte. On dit ordinairement que tous les poëtes sont fous, cela n’est pas vrai, dit-il, il n’y a pas eû un homme plus sage que Virgile. Mais il faut dire, à son avis, que tous les foux sont poëtes. Allés aux Petites Maisons, il n’y en a pas un qui ne fasse des vers, ou qui n’en veuille faire. Cela revient à ce que vous avés dit, je pense sur Cardan, nulla dementia sine mixturâ ingenii au lieu que Seneque a dit : nullum magnum ingenium sine mixturâ dementiæ. Le chevalier de Sillery, qui a des bons mots, dit que les grands esprits ressemblent aux epaules de mouton, qui ne sont jamais si bonnes qu’un quart d’heure avant que d’estre gâtées.

Le cardinal de Richelieu en etoit tout proche quand il se fit peindre en crucifix. Il y a des gens qui ont vû ce tableau, et voilà de quoi fortiffier la divinité dont vous avés parlé dans vos Nouvelles lettres sur le calvinisme. Ce fût à l’occasion de ce tableau que le chevalier de Sillery fit la comparaison que je viens de vous dire. Dans les Œuvres posthumes de La Fontaine vous trouverés un autre bon mot de lui, qui merite bien d’estre placé dans un sup[p]lement d’ Innocent XI. Il y a encore dans ce même livre une lettre adressée à Mr le prince de Conty, / où la Fontaine parle encore d’Innocent XI très librement et avec cette naïveté qu’il n’a imitée de personne, et que personne n’imitera jamais de lui. Cela merite bien d’entrer dans un commentaire critique, et ne peut manquer de faire plaisir au lecteur le plus austére, quand vous l’aurés assaisonné de ce sel dont vostre plume est trempée. Je vous indique encore sur Innocent XI une remarque assés curieuse qui se trouve dans le Valesiana. Mais quand j’y songe, tout ceci m’éloigne bien de vostre ecrit. J’y rentre sans façon, et il faut bien que vous me preniés avec tous mes defauts, et puis, je ne me suis engagé à suivre d’autre ordre, que, ce qui me viendroit dans l’esprit, à peu près comme ce con[seill]er au parlement de Toulouse ( Guillaume Benedicti) qui appliqua toute la matiere testamentaire à tous les mots d’un chapitre du droit canon.

Les person[n]alitez qui vous regardent seront avidement recueillies par les compilateurs futurs. On y verra vostre indifference pour les emplois et vostre tendresse pour ce precieux loisir, qui est si necessaire aux gens de Lettres. Vous parlés de la sup[p]ression de vostre charge. Aussi voyons nous que vous ne prenés plus la qualité de professeur en philosophie et en histoire que vous aviés lorsque vous donniés au public ces curieuses et sçavantes Nouvelles de la republique des lettres. Cette charge est-elle sup[p]rimée tout à fait, ou si on vous l’a ostée pour la donner à un autre ? En tout cas je plains vostre sucessseur et je benis avec vous le jour et l’heure qui vous a rendu à vos dignes occupations. Vostre adversaire est ici raillé si finement, que depuis Mr Paschal nous n’avons rien vû qui approche de ce sel et de cette delicatesse. Il est vrai que vous en parlés souvent, et peut estre un peu trop souvent dans vostre Diction[n]aire. Mais après tout ce que vous en dites est toujours nouveau. Et comme vous menés les preuves avec vous, je ne m’étonne pas que vous vous soyés attiré son indignation. Je trouve au reste qu’il a raison de se glorifier des places que vous lui avés données dans vostre ouvrage. Le voila seur de passer / à l’immortalité, et sans cela nous l’eussions vû survivre à sa memoire, comme il a survêcu à ses prédictions. Il doit estre aussi trés glorieux de ce que vous le comparés à Moreri et à Varillas, qui tout mauvais qu’ils sont valent beaucoup mieux que lui.

Vous declarés que Rabelais est un livre qui ne vous plait guére. J’en suis un peu fasché. Car il m’a donné bien du plaisir en ma vie, et m’en donne toutes les fois que je le relis. Ingeniosissimum opus composuit in quo omnium hominum ordines deridendos propinavit, dit Mr de Thou. Il dit les choses sérieuses comme de pires fadaises, et dit les fadaises le plus souvent sans ennuier. C’est un folâtre tout propre à guerir la melancolie. Le bon homme Patin le savoit par cœur, et il le portoit toujours dans sa poche, jusques là qu’à l’Eglise il s’en servoit comme d’un livre d’heures. Je connois des gens qui l’ont vû, et il allait chés des femmes de ses amies pour le leur expliquer. Il est certain que Rabelais sçavoit trés bien nostre langue et qu’il l’a enrichie de plusieurs mots. Mr Menage a fait son eloge dans la préface de la 2 e partie de ses Observations sur la langue françoise, et notez que Moreri a copié tout cet eloge dans son article sans le citer. Mr Van-Dale dans son Traité des oracles n’a point oublié Rabelais sur les / sorts virgiliens, et Mr de Fontenelles abregeant ce traité en fait une remarque expresse. Mr Baillet à l’article de Folengi benedictin, qui a donné la Macaronée sous le titre de Merlin Coccaje rap[p]orte, qu’on dit que Rabelais a tiré de cette Macaronée les plus beaux endroits de son Pantagruel. Mr de La Bruyere lui a donné un coup de son pinceau dans ses Caracteres. Mr Ménage a dit dans une épigramme grecque, que c’est un Lucien meslé d’Aristofane, et il avoit fait des observations sur tout le livre qui sont demeurées manuscrites. Le curieux auteur qui a fait de nouvelles remarques sur la Satyre Menippée le cite souvent. Il paroit l’entendre mieux que personne ne l’a entendu, et je voudrois bien qu’il lui prit envie d’augmenter l’ Alfabet de l’auteur françois et d’en faire un commentaire entier. Nul ne seroit plus capable que lui de rendre ce service au bon maitre François et à quantité d’honnestes gens qui en font leurs délices. Dans le « Discours de l’imprimeur » qui est à la fin de la Satyre Menippée (et ce « Discours » est de main de maistre) Varron, Petrone, Lucien et Apulée sont mis au-dessous de Rabelais, qui selon le langage de l’auteur a passe tous les autres en rencontres et belles robineries*, si on en veut oster les quolibets de taverne et les saletés des cabarets. N’oublions pas M[aîtr]e Estienne Pasquier qui a fait son panegiryque en plusieurs endroits de ses Recherches, et qui nous a appris que / le rondeau, « Prenez-la, ne... » est effectivement de Cretin, lequel l’adressa à Christophe de Refuge, qui lui avoit demandé conseil sur son mariage. Mr Ogier dans son Apologie de Balzac l’a un peu maltraité : « Cet infame, qui faisant profession de la medecine, a esté l’empoisonneur de toute la France. N’allegue-t’il pas le Vieux et le Nouveau Testament pour faire rire le monde, aussi souvent que les saints Peres s’en servent pour nous faire apprehender les jugemens de Dieu et nous exhorter à la penitence ? Y a-t-il passage si grave et si serieux dans les livres canoniques auquel il ne donne un sens ridicule, et n’est-ce pas ce sens là qu’il semble que le malin esprit veuille aujourd’hui adjouter aux quatre autres qui sont receus de l’Eglise ? »

Voila du Tertullien, et cela sent bien l’hyperbole de Balzac, que l’on soupçonne avoir travaillé lui-même à son Apologie. Le Sorberiana en fait un assés bon article, quoiqu’au surplus ce livre soit assés frivole. Le benefice de la citation doit transporter cet article ailleurs. Cela vous regarde. Je ne sçais si vous connoissés une edition de Rabelais à Valence chés Claude La Ville 1547. C’est un petit in 12° en billot, qui est bien rare. L’auteur de l’ Alphabet ne l’avoit point vû. Car il dit que ce n’est qu’à l’edition de 1553 que Rabelais avoit pris la qualité de caloyer des isles Hieres, et je la trouve dans la / mienne qui est de 1547. Voici comme elle est disposée : le 1 er et le 2 e livre sont à peu près semblables aux autres editions. Ensuite est la Pronostication pantagrueline pour l’an 1547. Apres il y a le Voyage et navigation que fit Panurge aux isles inconnuës et etrangeres etc. Ce Voyage est composé de trente et un chapitres qui ne sont point dans les autres editions que j’ai veues, et qui ont esté faites sur celle de 1553. Je connois bien des gens, qui aimeroient mieux cette découverte que celle d’une Decade de Tite-Live. Ce ne seroit pas l’abbé Renaudot, mais quelques bons bourgeois de la Republique des Lettres, qui aimeroi[en]t à lire pour se divertir. Rabelais lui mesme, qui vivoit en ce temps là, retrancha apparemment ces chapitres où il ne trouva pas qu’il [y] eut assés de science meslée parmi la bagatelle. Il y a bien des plaisanteries qui pour[r]oient servir de sup[p]lement à l’article de « Sadeur ». Il semble que Rabelais ait voulu se moquer de ce livre un siecle devant qu’il ait paru par les plaisanteries qu’il fait sur les Isles fortunées où il n’y a point de femmes. Aprez ce Voyage est le 3 e livre à peu près comme nous l’avons. Ensuite le 4 e livre daté de 1548. Le prologue n’est pas celui que nous voyons dans nos editions, et il n’y a en tout que dix chapitres à ce 4 e livre, et le volume finit là. L’auteur continua à travailler et acheva ce livre qu’il dedia au / cardinal de Chastillon le 28 janvier 1552. Mon edition ne contient que ce qu’il avoit fait jusqu’en 1548. Les imprimeurs lui arrachoient des mains tout ce qu’il faisoit, et ils n’attendoient pas que le livre fut parfait. J’ai peut estre tort d’avoir fait toutes ces recherches sur un livre qui ne vous plait guere. Mais j’ai cru qu’elles appartenoient à la connoissance exacte des livres, et que sous ce masque, elles ne vous déplairoient pas.

Voici une autre découverte, que vous estimerés d’avantage. Vous avés rap[p]orté dans l’article de « Guise », un morceau curieux d’un livre, qui vous a esté communiqué par Mr Bourdelot medecin ordinaire du Roy. Je vous envoye copie d’une piece de ces temps là, qui n’est plus dans les registres du Parlement, et que j’ai moi-même copiée sur l’original signé Du Tillet. Après que les Seize eurent fait pendre le president Brisson, le Parlement ne voulut plus rentrer. Le duc de Mayenne vint à Paris, fit assembler le Parlement, et se rap[p]orta à la Cour de nommer les presiden[t]s. Mr Chartier doyen lui remontra quand il y avoit un roy, la cour lui nommoit quelques sujets, dont il choisissoit l’un d’eux. Mais qu’à present n’y ayant aucun roy, elle se remettoit à lui d’en vouloir nommer. Surquoi il nomma pour premier president ledit sieur Chartier, pour second Mr de Hacqueville, pour troisieme le / president de Nully, et pour quatrieme Mr Le Maitre.

C’est cet acte d’assemblée et de nomination que je vous envoye. Il est du 2 decembre 1591. Notez que le duc de Mayenne aimoit fort le president de Nully. Il lui avoit deja donné une charge de president du Parlement après la mort du president de La Guesle, et après la mort de Mr Amyot il lui donna la charge de garde de la bibliotheque du roy ; et comme il estoit p[remier] p[resident] de la cour des Aydes, tous les ans il lui donnoit des lettres de compatibilité avec la charge de president du Parlement. Ce sont toutes piéces que j’ai veues. Je voudrois sçavoir ce que devint le president de Nully après la reduction de Paris, et où il est mort. L’auteur des remarques sur la Satyre Menippée n’en dit rien.

Il faut estre Mr Bayle pour vous tirer du reproche de contradiction que vostre adversaire vous a fait sur les louanges que vous avés données à ses ouvrages dans vos Nouvelles de la republique des lettres et sur la critique que vous faites de ces mesmes ouvrages dans vostre Diction[n]aire. Vous nous ap[p]renez la disposition d’esprit où vous avés esté en travaillant à l’un et à l’autre. Cette deffense est ingenieuse. Mais on croira difficilement que vous n’agissiés pas en critique dans vos Nouvelles, puisque vous n’en demeuriés pas à de simples extraits mais vous portiés vostre jugement sur tout et un jugement qui a esté admiré de tous / les scavan[t]s de l’Europe. Mr Pel[l]isson a si bien dit : « Le mérite et la reputation de Mr Bayle, dont les ecrits vont par tout, et font tous les mois les délices des gens de Lettres, ne nous permettent pas de négliger une objection qu’il nous a faite. Mais Homère lui même, comme disoient les Anciens, n’étoit pas toujours également attentif à son ouvrage, il ne faudroit pas s’étonner si un excellent esprit, examinant tant d’ouvrages d’autrui, n’avoit pas eû toujours devant les yeux la suite du nostre... ». Se peut-il rien de plus gracieux et de plus poli ? Cela montre que vostre ouvrage étoit plus estimé que vous ne l’estimés vous mesmes. Vous dites que ce sont des enfan[t]s que vous desherités. Mais il n’est pas en vostre pouvoir d’oster à vos enfan[t]s, par une exhérédation injuste, une réputation qui leur est propre, et que vous leur avés comnuniquée. C’est une donation, pour parler comme les jurisconsultes, que vous ne pouvés revoquer ; sinon pour les causes de droit, comme pour l’ingratitude, et en quoi pouvés-vous reprocher ce vice à des enfan[t]s qui vous ont si bien servi ? Mais, que repondés-vous, Monsieur, aux eloges superlatifs que vous avés donné[s] à L’Esprit de Mr Arnaud dans les Nouvelles lettres sur le calvinisme. Vous n’en exceptés rien ; tout y est beau, dites-vous, tout y est curieux et / sçavant. L’eloge que vous avés fait n’a pas peu contribué à le faire passer en ce pays-ci. Car c’est assés que vous disiés oui, pour qu’on le dise avec vous. Cependant dans vostre Diction[n]aire vous ne le regardés que comme une miserable satyre. Ce pas seroit difficile pour tout autre homme que vous. Nous verrons ce que vous en dirés dans vostre apologie. Ce que vous en dites au nombre 20 semble demander quelque chose de plus.

Vous estes merveilleux sur les superfluitez prétendues de vostre Diction[n]aire, par rap[p]ort aux scavan[t]s et aux demi-scavan[t]s. Cela est traité avec un agrément incomparable. Je m’imagine voir toute la République des Lettres assemblée, dont chaque citoyen reclame non seulement vostre Dictionnaire entier, mais vous supplie de continuer et de donner vostre Sup[p]lement et le Sup[p]lement du sup[p]lement. Si l’on faisoit bien, il vous seroit ordonné avec gratification publique de travailler pour l’honneur de nostre siécle qui se vanteroit d’avoir un Erasme françois pour opposer à celui du siecle passé. Personne ne vous a-t’il donné encore ce nom là ? Je serois bien aise d’en estre le parrein [ sic].

Je n’ai point vû les Additions aux pensées sur les cometes, dont vous parlés au n° XXXII. Je ferai tout ce que je pour[r]ai pour les avoir, puisque vous y avés fait vostre apologie sur les accusations d’impieté. / Bien des gens ont crû que ce livre des Pensées etc. ne pouvait estre lû qu’avec grande précaution. Je l’ai lû et relûe sans y appercevoir cet atheïsme fin que les scrutateurs y découvrent. Vous y avés predit la Ligue six ans avant qu’elle fut formée. Voila ce que tout le monde n’y remarque pas, et qui cependant est trés remarquable. Vous n’avés eû besoin d’autre comete, pour prédire cet evenement, que de considerer avec attention l’etat des affaires de l’Europe. Voila comme Cicéron en usoit de son temps. Je n’ai point vû la Cabale chimerique etc. et je ne connois d’ouvrages de vous que les Pensées sur les cometes, les quatre petits volumes de critique sur le Calvinisme de Maimbourg, la République des Lettres depuis mars 1684 jusqu’à mars 1687, et le Diction[n]aire. Je vous donne aussi la préface de Furetiere.

L’article de « David », a revolté bien des gens, qui estoient mesme de vos amis. Qu’avés-vous à répondre au vers[et] 14, c[hapitre] 18 du I er livr[e] des Rois : in omnibus quoque viis suis David prudenter agebat et Dominus erat cum eo. Si le seigneur étoit avec lui, il n’est plus permis de rechercher le motif de ses actions. Il falloit bien que l’action de Nabal fut mauvaise devant / Dieu puisqu’il en fût puni dix jours après (c[hapitre] 25, v[erset] 38). Saül ne donna point sa fille à David « par fausse politique » comme vous dites. L’écriture nous apprend que Saül avoit promis sa fille en mariage à celui qui tueroit Goliath. Il ne faisoit en cela que tenir sa parole (c[hapitre] 17, v[erset] 25). Ce que David fit chés le roy Akis, dont il ravageoit les terres et ruinoit les peuples, quoiqu’il fut retiré chés lui, ne peut point estre consideré comme un violement du droit de l’hospitalité. Cela estoit dans l’ordre de Dieu. Il ruinoit ainsi les Amalecites. La reprobation de Saül n’est venuë que pour avoir epargné ces peuples contre le commandement de Samuel qui lui avoit ordonné de la part de Dieu de n’en laisser ni bêtes ni gens (ch[apitre] 15, v[erset] 3). Saül n’en fit rien. Samuel alla chercher David par ordre de Dieu, et l’oignit pour roy. Nous ne pouvons pas douter que David n’eut le mesme commandem[en]t de detruire les Amalecites. Quand la Pythonisse évoqua l’ombre de Samuel, Samuel dit à Saül : Quid interrogas me cum Dominus recesserit a te et transierit ad æmulum tuum (c’étoit David) quia non obedisti voci Domini neque fecisti iram furoris ejus in Amalec (cap. 28, v. 17-18). Cela veut dire que David y obeissoit. Dieu estoit irrité jusqu’à la fureur contre ces peuples. David avoit esté oint pour roy longtem[p]s avant que de se retirer chez le roy Akis ; il ne l’estoit que sous condition d’aneantir les Amalécites ; il en faisoit son devoir / de toutes manieres. Dominus erat cum eo. Cela repond à tout. C’est aller trop loin que de rechercher si les moiens que David employa etoient plus conformes à la politique humaine qu’aux loix rigoureuses de la sainteté. C’etoit Dieu qui lui inspiroit ces moyens et dez là il faut se taire. A l’egard de l’age de David quand il tua Goliath, on ne peut douter qu’il ne fut trés jeune, il estoit le cadet des 8 enfan[t]s d’Isaï[e] (c. 16, v. 11) ; Goliath le meprisa quand il le vit si jeune (c. 17 v. 42) ; Saül parlant à lui le traite d’ adolescens, de puer (v. 33). Quand dans le v[erset] 18, c[hapitre] 16 un des domestiques de Saül dit qu’il a vû David scientem psallere fortissimum robore etc. c’est le recit d’un homme qui exaggeroit comme font tous les courtisans ce qui ne peut prevaloir contre cette preuve naturelle tirée de l’inspection de la personne, lorsque Saül lui parla. Ajoutés qu’il pouvoit estre beau, scavoir la musique, avoir de la prudence et de la force, et avec tout cela estre jeune. Dieu l’avoit choisi pour regner sur son peuple. Il estoit deja oint pour roy, et avant que Saül l’envoyât querir, il est dit que directus est Spiritus Domini in David. C’est dans le v[erset] 13. Le discours du domestique de Saül n’est que dans le 18. C’étoit donc un homme extraordinaire. Je voudrois bien accorder la contradiction apparente qui se trouve dans l’Ecriture, sur ce que / Saül ne connut pas David le jour qu’il tua Goliath, quoiqu’il fût son officier. Remarqués, qu’il n’est pas dit precisement que Saul ne le connut pas, mais seulement qu’il demanda à Abner de quelle race il estoit, de quâ progenie es, ô adolescens ? Cela ne veut pas dire qu’il ne le connut point, mais seulement qu’il ne sçavoit pas de quelle race il estoit. C’etoit un simple musicien qui ne faisait pas figure dans sa maison. Il l’avait fait son ecuyer ( armiger) mais cet office n’étoit pas stable. Car David retournoit souvent chés son pere. L’action de Goliath lui donna de la curiosité pour scavoir de qui il estoit fils. Cela est naturel. Tous les grands seigneurs font de mesme, et ils vous demandent tous qui est vostre pere, ce qui n’est point incompatible avec une connaissance precedente. Vous promettés, Monsieur, de corriger cet article, et après cela on n’aura plus rien à vous dire. Le malheur est que vostre critique a parû dans un livre où il y a bien des plaisanteries, et on a crû que vous vouliés pousser le Phyrrhonisme [ sic] un peu trop loin. On n’auroit pas dit le mot si cela s’etoit trouvé dans un livre uniquement dedié à la critiq[u]e de l’Ecriture sainte.

Passons à quelque chose de moins serieux. Où avès vous vû, Monsieur, que par sentence du Chastelet de Paris les Contes de La Fontaine ayent esté « condamnés au feu »[?] Nous scavons bien / qu’il a plû à Furetiere de faire rimprimer dans ces derniers temps une sentence du 15 avril 1675 renduë par le lieutenant de police, qui ordonne qu’il sera informé de l’impression, vente et debit du livre, et qui fait deffenses à tous libraires de le vendre. Mais nous ne voyons pas que cela ait eû des suites, et soyés sûr que si le feu en avoit esté, Furetiere, qui ne menageoit pas l’Academie en ce tem[p]s là, n’auroit pas manqué d’en embellir ses factums. Trouvés bon que nous n’en croy[i]ons rien jusqu’à ce que vous nous ayés rap[p]orté la condamnation diffinitive [ sic]. Au reste Furetiere ne fit rien pour sa cause d’avoir attaqué La Fontaine. Bussy lui en ecrivit une lettre. C’est la 31 e du 2 e vol[ume]. Il lui fait là dessus des remontrances trés • sensées, aussi bien que sur Benserade, qu’il avoit aussi mal traité. « Ces deux hommes, dit-il, sont si connus et si etablis pour gens d’un merite et d’un genie extraordinaire que vous ne scauriés vouloir les mepriser sans vous faire tort et sans rendre suspectes les verités que vous pour[r]iés dire contre les autres. » Madame de Sevigni, à qui Bussy avoit envoyé une copie de sa lettre dans sa reponse ne parle de Furetiere que comme d’un « pédant », et appelle son ouvrage avec mepris « ce vilain factum ». « Il y a[,] dit-elle, de certaines choses qu’on n’entend jamais, quand on ne les entend pas / d’abord. On ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et la facilité des fables de La Fontaine. Cette porte leur est fermée, et la mienne aussi. » Le reste de la lettre ne se peut payer. Elle est écrite avec cette vivacité noble et naturelle, qui n’appartient qu’aux femmes. Bussy avec toute sa justesse, n’a pas tant d’esprit que cette femme-là. Mais aussi a-t’on bien retranché de ses lettres. On en a osté les meilleurs endroits. Il seroit bien à souhaitter que vostre curieux imprimeur les imprimât en beaux caracteres, et que la posterité et mesme nostre siécle ne perdit point mille traits, ou qui serviroient à l’histoire, ou que l’on liroit du moins avec plaisir. Toutes ces lettres ont esté impitoyablement tronquées. J’en ai vû un m[anu]s[crit] où sont les lettres de Madame de Sevigny et de Bussy seulement. Il y en a deux fois autant que ce qu’on nous a donné.

Je ne me pardonnerois pas de quitter La Fontaine si tost. Vous, Monsieur, qui aimés comme Mr Pel[l]isson à connoitre le genie des autheurs dans leurs ouvrages, vous serés bien aise de trouver celui de La Fontaine dans ses œuvres posthumes. Sa maniere de composer et d’etudier, et son goût pour les auteurs est expliqué dans sa lettre à Mr d’Avranches. Dans sa seconde lettre à S[ain]t Evremont, il s’explique / aussi sur le libertinage qu’on lui impute. Il y a des choses dignes d’entrer dans vostre apologie. Vous y trouverés ses distractions et ses égaremen[t]s dans une lettre sur M elle de Beaulieu, qui est la chose du monde la plus enjouée et la plus galante. L’ abbé Verger qui a repondu à cette lettre exprime à merveille ce caractere d’égarement. Je vous en copie les vers, qui ne peuvent estre en trop d’endroits

He qui pour[r]oit estre surpris

lorsque La Fontaine s’egare

Ne remarqués-vous pas que ces [ sic] poësies se sentent de cette distraction naturelle ? Il n’y a point de suitte, et c’est ce qui en fait la beauté. Je m’imagine le voir travailler. Il lui vient dans la teste une chose hors de son sujet, il ne laisse pas de la mettre, et vous voyés sur le papier ce qui se passe dans son esprit qui va de pensées en pensées. C’est ainsi que de toutes manieres il a representé la nature. J’ai encore plusieurs pieces de lui qui n’ont point esté imprimées, telles sont les lettres qu’il écrivit à sa femme dans un voyage qu’il fit en Poitout [ sic] en 1661, une description d’une feste donnée par Mr Fouquet à Vaux, une piece pour se reconcilier avec Lulli après le conte du Florentin adressée à Madame de Tiange où il marque la justice de son ressentiment en cette maniere :

Autheur, qui pour tout fruit moissonne

Un peu de gloire, on le lui ravira,

Et vous croyez qu’il se taira ?

Il n’est donc pas autheur. La consequence est bonne.

La Ballade sur Escobar dont le refrain est : Escobar / scait un chemin de velours. Une lettre sur la cassation du mariage de M elle de La Force avec Mr de Briou, et d’autres de cette • nature, dont vos gens devroient bien faire un recueil. Il n’y a rien à perdre d’un homme si singulier. Je n’aurois jamais crû, si je ne l’eusse veu de mes deux yeux, qu’il a fait un poëme sur une matiere sainte, c’est La Captivité de St Malc qui a esté imprimé en 1673 chez Barbin ; il est dedié à M. le c[ardin]al de Bouillon. On n’en trouve pas un seul exemplaire à present. Madame de Saint Christofle morte l’année derniere et qui estoit si estimée par les graces du chant qu’elle possedoit au souverain degré en avoit un exemplaire que j’ai fait copier. Elle l’avoit presté auparavant pour Mr le duc de Bourgogne qui a eû dès sa plus tendre jeunesse un goût inestimable pour les ouvrages de nôtre poëte. Il y a là-dedans des descriptions d’une naïveté si touchante que tout l’art du monde n’en pour[r]oit pas approcher. Ce n’est que legereté, qu’elegance, que beau naturel, que delicatesse dans ses ouvrages. C’est Mr de La Bruyere qui le dit. Mr Perrault le met au-dessus de tous les Anciens dans son Paralèlle. Il y entre une naïveté, une surprise – mot extraordinaire. Mais il semble que l’esprit ne fournisse pas des termes pour exprimer la joye qu’il ressent à cette lecture. Cela passe, non pas l’imagination, mais l’expression, comme dit quelque part Bussy. Mr Baillet n’a pû s’empescher de le considerer comme / unique en son espece, quoiqu’il l’ait d’ailleurs assés maltraité. Il faut dire de lui ce que Lipse disoit de Petrone : Vidistin quicquam Venustius argutius post natas Musas. Le P[ère] Bouhours dit qu’entre les pensées de nos beaux esprits, il n’en voit guere qui surpassent les siennes. C’est dans ses Pensées ingenieuses, qu’il dit cela, où il rap[p]orte le morceau d’une lettre de Mr de Turenne, qui n’est point ailleurs. Mr Le Païs dont vous avez fait un grand article, qu’il ne meritoit pas autrement, fut fasché de ne pas voir ses Pensées dans le recueil du Pere Bouhours, et il lui reprocha par des vers assés jolis les citations de La Fontaine. Ce Mr Le Païs est mort un dimanche 30 aoust 1690. Je le connoissois. Nous estions voisins et demeurant à deux portes l’un de l’autre quand il est mort. Pour La Fontaine il est mort le 13 d’Avril 1695 chés Mr Hervart qui lui avoit donné un logement chés lui. Il est enterré à S[ain]t-Eustache sa paroisse. Sur la fin de sa vie il s’étoit jetté dans la dévotion. Il eut une grand maladie, et on le crut mort. Mr Pel[l]isson • mourut en ce tem[p]s là, et comme il fut surpris de maniere qu’il ne pût recevoir ses sacremen[t]s, ce qui donna lieu aux calomnies que vous avés remarquez [ sic] en son article, on fit ce petit quatrain :

Je ne jugerai de ma vie

D’un homme qu’il ne soit éteint.

Pel[l]isson meurt comme un impie,

Et La Fontaine comme un saint. /

Puisque je vous ai parlé des distractions de La Fontaine, je vous en dirai trois plaisantes. On le pressa d’aller à Chateau Thierry pour se rac[c]ommoder avec sa femme, il y alla ; il y resta trois semaines, et tous les jours il trouvoit des gens qui l’emmenoient manger avec eux ; il revint à Paris sans l’avoir vuë, il l’avoit oublié[e], et d’une ... Il avoit un fils pour qui il alloit un jour demander une commission à un partisan. Le partisan n’etoit point chés lui, il se promenoit avec son fils dans la ruë, en attendant son retour. Un de ses amis l’aborde, et apres avoir quelque temps causé avec lui, La Fontaine lui dit : « Mais qui est cet homme là qui nous entend, le connaissés-vous ? » C’étoit son fils. La 3 e est un peu grossiere et propre à renvoyer aux propos torcheculatifs de M e François. Nostre homme jouoit en hyver avec ses amis. Une necessité le pressa ; il sortit, et au lieu de defaire sa culotte, il oste son justaucorps qu’il accroche à une porte et fait son affaire in femoralibus. Il reprend son habit et revient jouer. L’odeur frap[p]a l’assistance. Il ne s’en appercevoit point ; et ce ne fut qu’apres bien du tem[p]s qu’on pût l’obliger à quitter la compagnie.

Ce propos m’en amenne un autre qui est historique, et je ne sçais comment il est échappé à Rabelais, qui mettoit de la science au milieu des plus / grandes ordures. Ce qui anima davantage les conjurez contre Cesar, c’est qu’il ne daigna pas se lever quand le Sénat vint en corps lui rendre des honneurs, il demeura assis et entendit en cette posture tout ce que le Senat avoit à lui dire. Mais savés-vous, Monsieur, pourquoi il ne se leva pas ? C’est qu’il avait un cours de ventre si fort que s’il ne fût tenu debout, il aurait fait comme La Fontaine, il auroit conchié les Etats, pour me servir de l’expression burlesque de l’autheur de la Satyre Menippée et on auroit crié après lui comme les petits enfan[t]s aprez le cardinal de Lorraine : fi fi fi du cardinal, fi fi fi du dictateur. Il lui en couta la vie au bon Cesar, et voila l’homme avec ses infirmitez. C’est Dion Cassius qui rap[p]orte ce fait. Mr Despreaux apres avoir lû vostre article de « Cesar » fut étonné de ne l’y point trouver. C’étoit un beau champ de moralitez et même de plaisanteries. Soit renvoyé au Sup[p]lement.

Vous dites qu’on ne peut point tenir contre les pieces qui se trouvent dans les œuvres d’Abelard, j’en conviens. Mais y revenir dans quatre articles differen[t]s, n’est-ce pas un peu trop[?]

On pour[r]oit soupçon[n]er

Que quelque cas vous ferait retourner

Tant sur ce point vous faites de rechûtes

Toujours souvient à Robin de ses flustes /

Voilà, Monsieur, ce que les gens disent, et peut-estre auroit-il mieux valu faire l’article plus long que de retrouver le membre viril d’ Abelard à quatre endroits. On trouve mauvais que vous nommiés ainsi les choses par leur nom. On ne s’attend pas à trouver les termes de putain, de bordel, de maquerelles et de maquerellage dans les ouvrages d’un homme qui a une fecondité merveilleuse pour les circonlocutions. Vous avés assés d’esprit pour vous en passer comme a dit La Bruyere de Marot et de Rabelais. Ces termes cyniques ont fait rejetter les Satyres de Regnier qui d’ailleurs sont excellentes. Quel dommage que cette hardiesse trop grande rendre [ sic] vostre ouvrage inutile à presque toutes les femmes et à quantité d’hommes graves, qui sont rebutés par ces expressions. Personne ne connoit mieux que vous la delicatesse de nostre langue qui souffriroit encore plus tost des termes injurieux que cette licence ouverte. Je vous citerai à vous mesme ce que vous avés dit en vingt endroits de vos livres. Ce n’est pas que je ne trouve dans des livres serieux de ces sortes de termes : par exemple Loysel dit dans ses Regles de droit : « On ne peut accuser une femme d’adultere, si son mari ne s’en plaint, ou qu’il en soit le maquereau. » Mais il le faut pardonner à la loy, qui nomme les crimes par leur nom, et qui inflige aux criminels cette note d’infamie que la dénomination elle mesme emporte avec soy./

Tous les livres dont vous parlés dans le n° 34 ne justifie[nt] point cette licence de nommer. D’Aubigné, et Henri Estienne ecrivoient dans des tem[p]s moins polis que les nostres. Tous les autres livres sont latins, et cette langue comporte tout sans que les oreilles en soient scandalisées. Vous parlés d’une seconde edition où vous osterés tous ces termes. Cela fait plaisir à bien des gens.

Qu’est-ce que cet autre Diction[n]aire dont vous parlés au n° 35 ? Est-ce un autre dessein que vostre Sup[p]lement ? Vostre libraire doit s’enrichir au debit de ces livres. Mais il faut tout dire. S’il vous doit beaucoup, vous lui devés aussi de vostre part. Rien n’est plus exact que son impression. Toute cette difference de caracteres qui se trouve dans une meme page fait une diversité que l’on n’a jamais veue dans aucun livre. Le texte, les colomnes, les marges intérieures, les extérieures, et cette netteté admirable qui regne par tout, donnent bien de la satisfaction à un lecteur, dont il faut ausi menager la curiosité. Mr Ménage a dit sur un pareil sujet : Sic nuptæ invida fata quos negarunt, ornatrix tribuit novos Lepores. Mais l’epouse que vous nous donnés est belle d’elle même. C’est une belle princesse couverte d’or et de pierreries. Tam comptum et lepidum novum volumen invitos trahit et tenet legentes. Je devois à Mr Leers ce petit compliment pour / le plaisir qu’il m’a donné, et ce seroit estre bien ingrat de ne pas remercier ceux qui contribuent à nous rendre vos ouvrages plus agreables et plus familiers.

Ce que vous dites à la fin du n° 36 est souverainement joli. Mais je crois qu’il y a faute d’impression dans ce que vous dites : On verra par ce paralelle combien la nature pâtit en lui. Nous disons : Combien nature pâtit en lui. Cela a je ne sçais quelle energie dont nous ne pouvons rendre raison. On sent seulement que cela est mieux, et que ces noms personnels et appellatifs donnent plus de vie au discours.

Je ne sçaurois que vous dire, Monsieur, mais on ne m’ostera jamais de la teste que vous avez part à l’ Avis aux refugiez, il n’y a pas deux Bayle dans le monde et il y a des traits là-dedans qui ne conviennent qu’à vous. Ce sont vos termes, vos tours, vostre citation, vostre critique. Mais vous avés des-avoué ce livre. Ne serait-ce point comme l’ exhérédation. Vous considerez vos enfan[t]s comme les anciens Romains faisoient les leurs. Vostre puissance paternelle vous donne le droit de vie et de mort sur eux. Vous desherités les uns, vous desavouez les autres, et il ne tient point à vous qu’ils n’aillent se chercher un pere. Cela seroit un peu denaturé si vous ne sçaviés pas que le public les rehabilitera, et ne souffrira pas que des enfan[t]s si legitimes portent le caractere de batardise./

Au reste, on ne peut rien ajouter à l’eloge que vous faites du Diction[n]aire de l’Acadamie françoise. Mr Pel[l]isson n’avoit pas plus fait pour elle, quand violant toutes ses regles, elle lui donna une place sans attendre qu’il y en eut de vacantes. Je dis davantage, il avoit moins fait : son Histoire ne faisoit que ramasser des faits épars dans des registres, et confirmer une reputation que l’Academie s’etoit acquise par plusieurs ouvrages. Mais ici vous fendés la glace d’une prévention universelle, et vous osez le premier annoncer à la terre que ce Diction[n]aire dont on dit tant de mal depuis 50 ans, et dont on a dit si peu de bien depuis qu’il a parû, • vogue à pleines voiles vers l’immortalité. Nous vous en croyons, vous connoissés cette route, et ap[p]aremment vous vous y etes rencontrés ensemble. Je ne doute pas que vous ne soyés academicien in petto. Les differences de pays et de religion vous éloignent. Mais les desirs et l’affection de tous les sçavan[t]s vous [r]approchent et donnent à vostre merite une place, que vostre personne ne peut pas remplir.

Je suis bien aise que vous finissiés par une pensée de Mr de La Bruyere. Voila un homme au bon coin : il s’est vû de son vivant objecté aux Anciens, lui qui en estoit l’admirateur. Les Modernes l’ont saisi pour en faire un Theophraste de nostre siecle. Mr Perrault ne l’a pas oublié / dans ses Paralelles. Mr Ménage ou ses amis en ont parlé avec eloge, et ont trés bien fait le caractere du faiseur de Caracteres. Mr Despreaux l’a cité dans sa Satyre des femmes. Il s’est fait neuf editions de son livre en peu de tem[p]s. Il n’y a jamais eu de reputation plus rapide. C’est un conquerant, un Alexandre dans les lettres qui doit plus à sa vigueur et à sa force véritable qu’au goût des lecteurs qui aiment les choses satyriques, malgré tout ce qu’en ont dit ses adversaires qu’il a battu[s] dos et ventre dans le discours qu’il a mis à la tête de sa harangue. Vous devés Monsieur, à cet illustre, à ce Montagne mitigé un grain de cet encens exquis, que les Muses vous ont donné pour distribuer aux scavan[t]s.

Je finirois ici mon petit volume que j’ai mal à propos appellé lettre. Mais il ne faut pas perdre ce reste de papier, et puis après vous avoir tant ennuié, le plus fort en est fait.

Vous parlez de Mr d’Henault auteur du Sonnet de l’avorton dans l’article de « Spinosa ». Un « habile homme » vous a envoyé un memoire où il dit que le merite de ce Mr d’Henault n’est pas imprimé. N’en deplaise à cet « habille [ sic] homme » il se trompe. Mr d’Henault lui même a fait imprimer de son vivant un petit recueil de ses ouvrages (à Paris, chés Barbin, 1670), Œuvres diverses par le s[ieu]r d’H[enault], il est dédié / à Mr Doort sans autre qualité. Il dit dans cette epistre : « Vous scavés que je suis un homme tout intérieur, que je ne me felicite guere de l’opinion d’autrui, que mes maximes, ou mes erreurs, sont assés differentes de celles du reste du monde. » Il commence à découvrir par là ce qu’il estoit, dans le livre il y a de la prose et des vers. Il estoit assés bon poëte ; mais remarqués que ces [ sic] vers sont des imitations des chœurs de Sénéque entre autre, de l’acte 2 e de la • Troade, où la mortalité de l’âme est établie. Cette matiere étoit de son goût, on ne vous en a point menti, et je suis surpris que cela ait esté imprimé avec privilege. Le Sonnet de l’avorton se trouve dans ce recueil. Il y faut renvoyer bien plus naturellement qu’aux renvois de vostre article de « Patin ». Il y a des lettres en prose et en vers à Sapho, qui pour[r]oit bien estre Mad e Deshoulieres. Cet homme avait le cœur tendre. Il lui dit : « Sapho fit des vers comme vous, faites l’amour comme elle. » Il veut qu’elle renonce à la gloire.

Pour moi je ne suis point la dupe de la gloire.

Je vous quitte ma place au temple de memoire,

Et je ne conçois point que la loy du trépas

Doive epargner mon nom et ne m’epargner pas

Je me mets au dessus de cette erreur commune

On meurt et sans ressource et sans reserve aucune./

S’il reste apres ma mort quelque chose de moi,

Ce reste un peu plus tard suivra la meme loy,

Fera place à son tour à de nouvelles choses,

Et se replongera dans le sein de ses causes.

Ce n’est point là une traduction, c’est un original, et c’est ainsi que cet homme mettoit dans ses ouvrages les semences de ses erreurs. Dans les deux pieces qu’on a mises dans le Furetieriana, vous y trouverez aussi ces mêmes opinions qu’il tachoit de four[r]er par tout. Aux impietez il ajoutoit des impuretés assés grossieres. Il s’en trouve dans une piece intitulée : Le Bail d’un cœur à Cloris qui est dans ce recueil, et assurem[en]t cette Cloris là pouvoit bien estre une Janneton de La Fontaine. Ces vers sont plus hardis que tous les Contes et meriteroient mieux les condamnations du juge de police. Il ne faut pas oublier la premiere piece du livre qui a pour titre : De la consolation à Olympe. Elle me fournira deux observations de critique. L’une que les compilateurs des œuvres de S[ain]t Evremont trompez peut estre par quelqu’un ou par une prétendue conformité de style ont mis cette lettre entiere qui est tres longue au nombre des ouvrages de S[ain]t Evremont, et bien des gens qui se disent connoisseurs ont pris cela pour une piece vrayement de lui. C’est un exemple que vous pouvés ajouter à ceux que vous avés ramassé[s] des erreurs où cette conformité induit tous les jours les critiques, et moi tout le premier. La 2 e observation tombe à plomb sur un nouveau censeur, froid, sterile, et denué de tout le sel de la critique qui a voulu donner un jugem[en]t / des ouvrages de S[ain]t Evremont, et ruiner une reputation établie depuis longtem[p]s. Cet homme a donné tout de son long dans le piége tendu par le compilateur des ouvrages de S[ain]t Evremont. Il attaque cette Lettre de consolation à Olympe par le style, par les pensées, par les sentimen[t]s, et il employe le quart de son livre à cette belle reprehension. Il croit avoir battu son adversaire à n’en relever jamais. Cependant il se trouve que tous ses coups ne portent point sur lui. Mais sur le s[ieu]r d’Henault publiquement auteur de cette mesme Lettre qu’il a fait imprimer de son vivant. Un homme de bon sens qui vouloit critiquer S[ain]t Evremont ne devoit-il pas s’informer avant de travailler contre lui des ouvrages faux ou supposez. Et quand il y en auroit quelqu’un de douteux, celui-là le peut-il estre ? C’est une bévuë impardonnable. Je crois que S[ain]t Evremont en aura bien triomphé. Il faut four[r]er cette bevuë quelque part, affin d’apprendre à ces M rs les censeurs qui veulent s’en prendre aux grands noms d’estre un peu plus exacts. Je n’entre point dans la critique entiere de la Dissertation qui est puerile, sans ordre et portant à faux presque par tout. J’ai deja denoncé cet auteur à un satyrique, qui en doit faire justice. C’est une jeune Muse que vous connoissés, et dont vous avés parlé dans les Nouvelles de la republique des lettres au sujet du livre des Bigarures curieuses, dans lequel il se trouvoit quelques epigrammes de Martial traduites. Cet auteur, qui est un fort / galant homme, et que Mr Despreaux a encouragé de travailler[,] a donné depuis peu trois Satyres, dont la version est belle, l’expression hardie, le tour heureux et les traits nouveaux. Il entre avec honneur dans la carriere que Mr Despreaux vient de quitter. Nous faisons provision de satyriques pour le siecle prochain.

Pour revenir à Mr d’ Hénault, c’est de lui dont Mr Despreaux [parle] dans deux endroits de sa Satyre IX A son esprit : « je declare donc, Hainaut est un Virgile ». Il l’appelle Hainaut pour le déguiser. Mais il m’a dit lui mesme qu’il tournoit assés bien un vers, et que la meilleure piece qu’il eut faite, non pas pour la matiere, mais pour la composition[,] estoit un sonnet contre Mr Colbert qui commençoit par ce vers : « Ministre avare, et lasche esclave malheureux, etc. » Mr Colbert fit là dessus une très belle action. On lui parla de ce sonnet, qui fit du bruit dans ce tem[p]s là. Il demanda s’il n’y avoit rien contre le Roy. On lui dit que non et aussi tost il repondit qu’il ne s’en soucioit guere, et qu’il n’en vouloit point de mal à l’auteur. Cela n’est-il pas plus beau que le sonnet ? D’ Henault ne l’avoit pas fait à cette intention là. Cet homme vous a engagé de parler de Mad e Deshoulieres. Vous avés rap[p]orté des vers d’elle suspects de libertinage. Mais on vous en a fait oublier un qui n’est pas le moins fort et qui se trouve dans / l’edition de ses poësies :

Nous irons reporter la vie infortunée,

Que le hazard nous a donnée

Dans le sein du néant d’où nous sommes sortis.

Il faut dire la verité. Il y a bien d’autres piéces morales et mesme chrestiennes et saintes qui corrigent celle là dans ses ouvrages : il falloit pourtant qu’on la fit passer pour une libertine. Car elle s’en plaint dans l’ Epitre au P[ère] de La Chaise sur les faux devots. C’etoit un trés grand esprit, l’honneur de son sexe et la honte du nostre.

La piece sur la prise de Mons a donné lieu à des chansons fort plaisantes sur quelques membres de l’Academie, qui la critiquerent.

Mais, Monsieur, n’est-il pas tem[p]s que je vous quitte. Je vous derobe ces precieux momen[t]s que vous devés au public et à la poster[it]é. Pardonnés le s’il vous plait à une estime si proche de la tendresse qu’elle m’en a fait oublier toutes les bien-séances. C’est avec cette estime et tous les sentimen[t]s du respect, qui est dû à vostre merite, que je prends la liberté de me dire, Monsieur, vostre tres humble et trés obeissant serviteur

Marais •

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