Lettre 1372 : Gottfried Wilhelm Leibniz à Henri Basnage de Beauval

[Hanovre, juillet 1698]

Lettre de Mr Leibnits à l’auteur, contenant un éclaircissement des difficultez que Monsieur Bayle a trouvées dans le systême nouveau de l’union de l’ame et du corps

Je pren[d]s la liberté, Monsieur, de vous envoyer cet éclaircissement sur les difficultez que Monsieur Bayle a trouvées dans l’hypothese, que j’ay proposée pour expliquer l’union de l’ame et du corps. Rien n’est plus obligeant, que la maniere dont il en a usé à mon égard ; et je me tiens honoré des objections qu’il a mises dans, son excellent Diction[n]aire, à l’article de « Rorarius ». D’ailleurs un esprit aussi grand et aussi profond que le sien, n’en sauroit faire sans instruire ; et je tâcherai de / profiter des lumieres qu’il a répanduës sur ces matieres dans cet endroit, aussi bien que dans plusieurs autres de son ouvrage. Il ne rejette pas ce que j’avois dit de la conservation de l’ame, et même de l’animal ; mais il ne paroît pas encore satisfait de la maniere dont j’ai pretendu expliquer l’union et le commerce de l’ame et du corps, dans le Journal des scavans d[u] 27 juin et du 4 juillet 1695 et dans l’ Histoire des ouvrages des savans, fevrier 1696, pag[es] 274-275.

Voici ses paroles, qui semblent marquer en quoi il a trouvé de la difficulté : « Je ne saurois comprendre, dit-il, l’enchainement d’actions internes et spontanées, qui feroit que l’ame d’un chien sentiroit de la douleur, immediatement après avoir senti de la joye, quand même elle seroit seule dans l’univers. » Je reponds, que lors que j’ai dit que l’ame, quand il n’y aurait que Dieu et elle au monde, sentiroit tout ce qu’elle sent maintenant, je n’ai fait qu’employer une fiction, en supposant ce qui ne sauroit arriver naturellement, pour marquer que les sentimen[t]s de l’ame ne sont qu’une suite de ce qui est dejà en elle. Je ne sai si la preuve de l’incomprehensibilité, que Monsieur Bayle trouve dans cet enchaînement, doit être seulement cherchée dans ce qu’il dit plus bas, ou s’il l’a voulu insinuer dès à présent par l’exemple du passage spontané de la joye / à la douleur : peut-être en voulant donner à entendre que ce passage est contraire à l’axiôme qui nous enseigne, qu’une chose demeure toüjours dans l’état où elle est une fois, si rien ne survient qui l’oblige de changer : et qu’ainsi l’animal ayant une fois de la joye, en aura toûjours, s’il est seul, ou si rien d’exterieur ne le fait passer à la douleur. En tout cas, je demeure d’accord de l’axiôme, et même je preten[d]s qu’il m’est favorable, comme en effet c’est un de mes fondemen[t]s. N’est il pas vrai que de cet axiôme nous concluons, non seulement qu’un corps qui est en repos, sera toûjours en repos ; mais aussi qu’un corps, qui est en mouvement, gardera toujours ce mouvement ou ce changement, c’est-à-dire, la même vistesse et la même direction si rien ne survient qui l’empéche ? Ainsi une chose ne demeure pas seulement autant qu’il depend d’elle dans l’état où elle est, mais aussi quand c’est un état de changement, elle continuë à changer suivant toûjours une méme loi. Or c’est, selon moi, la nature de la substance créée, de changer continuellement suivant un certain ordre, qui la conduit spontanément (s’il est permis de se servir de ce mot) par tous les états qui lui arriveront ; de telle sorte que celui qui voit tout, voit dans son état present tous ses états passez et à venir. Et cette loi de l’ordre qui fait l’individualité de cha- / que substance particuliere, a un rapport exact à ce qui arrive dans toute autre substance, et dans l’univers tout entier. Peut-être que je n’avance rien de trop hardi, si je dis, de pouvoir demontrer tout cela ; mais à present il ne s’agit que de le soutenir comme une hypothese possible et propre à expliquer les phenomenes. Or de cette maniere la loi du changement de la substance de l’animal le porte de la joye à la douleur, dans le moment qu’il se fait une solution de continu dans son corps, parce que la loi de la substance indivisible de cet animal est de representer ce qui se fait dans son corps de la maniere que nous l’experimentons, et même de representer en quelque façon, et par rapport à ce corps, tout ce qui se fait dans le monde : les unitez de substance n’étant autre chose que des differentes concentrations de l’univers, représenté selon les differen[t]s points de vuë qui les distinguent.

Monsieur Bayle continë : « Je compren[d]s pourquoi un chien passe immediatement du plaisir à la douleur, lorsqu’étant bien affamé, et mangeant du pain, on lui donne un coup de baton. » Je ne sai si on le comprend assez bien. Personne ne connoît mieux que Monsieur Bayle même, que c’est en cela que consiste la grande difficulté qu’il y a d’expliquer, pourquoi ce qui se passe dans le corps fait du change- / ment dans l’ame et que c’est ce qui a forcé les defenseurs des causes occasionnelles de recourir au soin que Dieu doit prendre, de representer continuellement à l’ame les changemen[t]s qui se font dans son corps : au lieu que je croi que c’est la nature même, que Dieu lui a donnée, de se representer en vertu de ses propres loix, ce qui se passe dans les organes. Il continuë :

« Mais que son ame soit construite de telle façon, qu’au moment qu’il est frappé, il sentiroit de la douleur, quand même on ne le frapperoit pas, quand même il continueroit de manger du pain sans trouble et sans empèchement, c’est ce que je ne saurois comprendre. » Je ne me souviens pas aussi de l’avoir dit, et on ne le peut dire que par une fiction metaphysique, comme lorsqu’on suppose que Dieu aneantit quelque corps, pour faire du vuide ; l’un et l’autre étant egalement contraire à l’ordre des choses. Car puis que la nature de l’ame a été faite d’abord d’une maniere propre à se représenter successivement les changemen[t]s de la matiere, le cas qu’on suppose ne sauroit arriver dans l’ordre naturel. Dieu pouvoit donner à chaque substance ses phenomenes independan[t]s de ceux des autres, mais de cette maniere il auroit fait, pour ainsi dire, autant de mondes sans connexion, qu’il y a de substances ; à-peu-près comme on dit, que quand / on songe, on est dans son monde à part, et qu’on entre dans le monde commun quand on s’éveille. Ce n’est pas que les songes mêmes ne se rapportent aux organes et au reste des corps, mais d’une maniere moins distincte. Continuons avec Monsieur Bayle :

« Je trouve aussi, dit-il, fort incompatible la spontaneïté de cette ame avec les sentimen[t]s de douleur, et en general avec toutes les perceptions qui lui deplaisent. » Cette incompatibilité seroit certaine, si spontané et volontaire étoit la même chose. Tout[e] [action] volontaire est spontané[e] ; mais il y a des actions spontanées qui sont sans élection, et par consequent qui ne sont point volontaires. Il ne depend pas de l’ame de se donner toûjours les sentimen[t]s qui lui plaisent, puisque les sentimen[t]s qu’elle aura, ont une dependance de ceux qu’elle a eus. Monsieur Bayle poursuit :

« D’ailleurs la raison pourquoi cet habile homme ne goûte point le systême cartesien, me paroît être une fausse supposition, car on ne peut pas dire que le systême des causes occasionnelles fasse intervenir l’action de Dieu par miracle, ( Deum ex Machina) dans la dependance reciproque du corps et de l’ame : car comme Dieu n’intervient que suivant les loix generales, il n’agit point là extraordinairement. » Ce n’est pas par cette seule raison que je ne goûte pas le systême cartesien ; et quand on considere un peu / le mien, on voit bien que je trouve en lui-même ce qui me porte à l’embrasser. D’ailleurs quand l’hypothese des causes occasionnelles n’auroit point besoin de miracle, il me semble que la mienne ne laisseroit pas d’avoir d’autres avantages. J’ai dit qu’on peut imaginer trois systêmes pour expliquer le commerce qu’on trouve entre l’ame et le corps, savoir 1°) le systême de l’influence de l’un sur l’autre, qui est celui des écoliers, pris dans le sens vulgaire, que je crois impossible, après les cartesiens. 2°) celui d’un surveillant perpetuel, qui represente dans l’un ce qui se passe dans l’autre, à peu-près comme si un homme eétoit chargé d’accorder toûjours deux mechante horloges, qui d’elles-mêmes ne seroient point capables de s’accorder, et c’est le systême des causes occasionnelles : et 3°) celui de l’accord naturel de deux substances, tel qu’il seroit entre deux horloges bien exactes ; et c’est ce que je trouve aussi possible que le systême du surveillant, et plus digne de l’auteur de ces substances, horloges, ou automates.

Cependant voyons si le systême des causes occasionnelles ne sup[p]ose point en effet un miracle perpetuel. On dit ici que non, parce que Dieu n’agiroit suivant ce systême que par des loix generales. Je l’accorde, mais à mon avis cela ne suffit pas pour lever les miracles ; si Dieu en faisoit continuellement, ils ne / laisseroient pas d’être des miracles, en prenant ce mot non pas populairement pour une chose rare et merveilleuse ; mais philosophiquement pour ce qui passe les forces des creatures. Il ne suffit pas de dire que Dieu a fait une loi generale, car outre le decret, il faut encore un moyen naturel de l’executer ; c’est à dire, il faut que ce qui se fait, se puisse expliquer par la nature que Dieu donne aux choses. Les loix de la nature ne sont pas si arbitraires et indifferentes, que plusieurs s’imaginent. Si Dieu decretoit (par exemple) que tous les corps auroient une tendance en ligne circulaire, et que les rayons des cercles seroient proportionnels aux grandeurs des corps ; il faudroit dire, qu’il y a un moyen d’executer cela par des loix plus simples, ou bien il faudra avouër que Dieu l’exécutera miraculeusement, ou du moins par des anges chargez exprès de ce soin, à-peu-près comme ceux qu’on donnait autrefois aux spheres celestes. Il en serait de même, si quelqu’un disoit, que Dieu a donné aux corps des gravitez naturelles et primitives, par lesquelles chacun tendroit au centre de son globe, sans être poussé par d’autres corps ; car à mon avis ce systême auroit besoin d’un miracle perpetuel, ou du moins de l’assistance des anges.

« La vertu interne et active communiquée aux formes des corps, connoit-elle la suite d’actions qu’elle doit produire ? Nullement, / car nous savons par experience, que nous ignorons que nous aurons dans une heure telles ou telles perceptions. » Je repon[d]s, que cette vertu, ou plutôt cette ame ou forme ne le connoît pas distinctement, mais qu’elle les sent confusément. Il y a en chaque substance des traces de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui lui arrivera. Mais cette multitude infinie de perceptions nous empêche de les distinguer : comme lorsque j’enten[d]s un grand bruit confus de tout un peuple, je ne distingue point une voix de l’autre.

« Il faudroit donc que les formes fussent dirigées par quelque principe externe dans la production de leurs actes : cela ne seroit-il pas le Deus ex Machina, tout de même que dans le systême des causes occasionnelles ? » La reponse precedente fait cesser cette consequence. Au contraire, l’état present de chaque substance est une suite naturelle de son état precedent, mais il n’y a qu’une intelligence infinie qui puisse voir cette suite, car elle enveloppe l’univers, dans les ames aussi bien que dans chaque portion de la matiere.

Monsieur Bayle conclut par ces paroles : « Enfin comme il suppose avec beaucoup de raison, que toutes les ames sont simples et indivisibles, on ne sauroit comprendre qu’elles puissent être comparées à une pendule, c’est-à-dire que par leur constitution originale elles puissent diversifier leurs operations, / en se servant de l’activité spontanée qu’elles recevroient de leur Createur. On conçoit clairement qu’un être simple agira toûjours uniformement, si aucune cause étrangere ne le detourne. S’il étoit composé de plusieurs pièces, comme une machine, il agiroit diversement, parce que l’activité particuliere de chaque piece pourroit changer à tout moment le cours de celle des autres, mais dans une substance unique, où trouverez-vous la cause du changement d’operation ? » Je trouve que cette objection est digne de Monsieur Bayle, et qu’elle est de celles qui meritent le plus d’être éclaircies. Mais aussi je crois que si je n’y avois point pourvu, mon systeme ne meritêroit pas d’être examiné. Je n’ai comparé l’ame avec une pendule qu’à l’égard de l’exactitude reglée des changemen[t]s, qui n’est même qu’imparfaite dans les meilleures horloges, mais qui est parfaite dans les ouvrages de Dieu ; et on peut dire que l’ame est un automate immateriel des plus justes. Quand il est dit, qu’un être simple agira toûjours uniformément, il y a quelque distinction à faire : si agir uniformement est suivre perpetuellement une même loi d’ordre ou de continuation, comme dans un certain rang ou suite de nombres, j’avouë que de soi tout être simple, et même tout être composé agit uniformement ; mais si uniformement veut dire semblablement, je ne l’accorde point. / Pour expliquer la difference de ce sens par un exemple : un mouvement en ligne parabolique est uniforme dans le premier sens, mais il ne l’est pas dans le second ; les portions de la ligne parabolique n’étant pas semblables entre elles, comme celles de la ligne droite. Il est vrai, (pour le dire en passant) qu’un corps simple laissé à soi, ne decrit que des lignes droites, si on ne parle que du centre qui représente le mouvement de ce corps tout entier ; mais puis qu’un corps simple et roide ayant receu une fois une turbination, ou circulation à l’entour de son centre, la retient du même sens et avec la même vitesse ; il s’ensuit qu’un corps laissé à soi peut decrire des lignes circulaires par ses points eloignez du centre, quand le centre est en repos ; et même certaines quadratrices, quand ce centre est en mouvement, qui auront l’ordonnée composée de la droite, parcouruë par le centre, et du sinus droit, dont le verse est l’abscisse ; l’arc étant à la circonférence, comme cette droite est à une droite donnée. Il faut considerer aussi que l’ame, toute simple qu’elle est, a toûjours un sentiment composé de plusieurs perceptions à la fois ; ce qui opere autant pour nôtre but, que si elle étoit composée de pieces, comme une machine. Car chaque perception précedente a de l’influence sur les suivantes, conformement à une loi d’ordre qui est / dans les perceptions comme dans les mouvemen[t]s. Aussi la plupart des philosophes, depuis plusieurs siecles, qui donnent des pensées aux ames et aux anges, qu’ils croyent destituez de tout corps, (pour ne rien dire des intelligences d’Aristote) admettent un changement spontané dans un être simple. J’ajoûte, que les perceptions qui se trouvent ensemble dans une même ame en même tem[p]s, enveloppant une multitude veritablement infinie de petits sentimen[t]s indistinguables, que la suite doit develop[p]er, il ne faut point s’étonner de la varieté infinie de ce qui en doit resulter avec le tem[p]s. Tout cela n’est qu’une consequence de la nature representative de l’ame, qui doit exprimer ce qui se passe, et même ce qui se passera dans son corps, et en quelque façon dans tous les autres, par la connexion ou correspondance de toutes les parties du monde. Il auroit peut-être suffi de dire, que Dieu ayant fait des automates corporels, en pourroit bien avoir fait aussi d’immateriels qui representent les premiers ; mais on a cru, qu’il seroit bon de s’étendre un peu davantage.

Au reste j’ai lu avec plaisir ce que Monsieur Bayle dit dans l’article de « Zenon ». Il pourra peut-être s’apercevoir, que ce qu’on en peut tirer, s’accorde mieux avec mon systême, qu’avec tout autre ; car ce qu’il y a de réel dans l’étenduë et dans le / mouvement, ne consiste que dans le fondement de l’ordre et de la suite reglée des phenomenes et perceptions. Aussi tant les academiciens et sceptiques, que ceux qui leur ont voulu repondre, ne semblent s’être embarrassez principalement, que parce qu’ils cherchoient une plus grande réalité dans les choses sensibles hors de nous, que celles de phenomenes reglez. Nous concevons l’étenduë en concevant un ordre dans les coëxistences ; mais nous ne devons pas la concevoir, non plus que l’espace à la façon d’une substance. C’est comme le tem[p]s, qui ne presente à l’esprit qu’un ordre dans les changemen[t]s. Et quant au mouvement, ce qu’il y a de réel, est la force ou la puissance, c’est-à-dire, ce qu’il y a dans l’état present, qui porte avec soi un changement pour l’avenir. Le reste n’est que phenomenes et rapports. La consideration de ce systême fait voir aussi, que lors qu’on entre dans le fond des choses, on remarque plus de raison qu’on ne croyoit, dans la plupart des sectes des philosophes. Le peu de realité substantielle des choses sensibles, des sceptiques ; la reduction de tout aux harmonies ou nombres, idées et perceptions des pythagoristes et platoniciens ; l’un et même en tout de Parmenide et de Plotin, sans aucun spinozisme ; la connexion stoïcienne, compatible avec la spontaneïté des autres ; la philosophie vitale de cabalistes et her- / metiques, qui mettent du sentiment par tout ; les formes et entelechies d’Aristote et des scholastiques ; et cependant l’explication mécanique de tous les phenomenes particuliers selon Democrite, et les modernes, etc. se trouvent réünies comme dans un centre de perspective, d’où l’object (embrouillé en le regardant de tout autre endroit) fait voir sa regularité et la convenance de ses parties. On a manqué par un esprit de secte, en se bornant par la rejection des autres. Les philosophes formalistes blâment les materiels ou corpusculaires, et vice versa. On donne mal des limites à la division et subtilité, aussi bien qu’à la richesse et beauté de la nature, lorsqu’on met des atomes et du vuide, lorsqu’on se figure certains premiers elemen[t]s (tels même que les cartesiens) au lieu des veritables unitez, et lors qu’on ne reconnoît pas l’infini en tout, et l’exacte expression du plus grand dans le plus petit ; jointe à la tendance de chacun à se developper dans un ordre parfait, ce qui est le plus admirable et plus bel effet du Souverain Principe, dont la sagesse ne laisseroit rien à desirer de meilleur à ceux qui en pourroient entendre l’œconomie.

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