Lettre 1375 : Paul La Roque-Boyer à Pierre Bayle

[Londres, début août 1698]

Monsieur

J’ay reçû le 12/22 de juillet, votre lettre du 31 e de may ; il m’a semblé d’abord que vous vous étiez mêpris, et que vous aviez supposé que j’etois Mr Bayle, et que vous Monsieur êtiés un jeune homme, dont le savoir et le merite consistent ou à peu prez dans une passion violente d’en acquerir. Je suis bien tôt revenu de cette pensée, mais en relisant votre obligeante lettre, un honneur si inesperé et que je merite si peu, m’a presque fait douter que tout cecy ne fut un songe ; je me suis frotté les yeux, il m’a semblé que je ne dormois pas et que j’etois bien eveillé.

Il est donc vray, Monsieur, que vous voulez m’accorder quelque part à votre amitié, que vous avez lû avec indulgence, le sermon que j’ay pris la liberté de vous faire presenter ; et que par un excez de bonté vous daignez descendre dans le détail des minuties que j’écrivois à M de Buzelin touchant le Diction[naire] critique. Ce sont là des faveurs dont je sens tout le prix, et je voudrois etre aussi éloquent que vous l’êtes pour vous en bien remercier. Au defaut de belles paroles que je n’ay pas, acceptez mon cœur, et contez s’il vous plaît sur toute ma reconnoissance.

Je savois bien il y a long temps que vous etiez un des plus savan[t]s hommes du monde, mais j’ignorois que vous fussiez un des plus civils[,] des plus modestes[,] des meilleurs mêmes[,] je vous estimois infiniment, trouvez bon que je vous aime à present de tout mon cœur. Je n’avois pas attendu à vous admirer, Monsieur, que M ade Buzelin me parlat de vous. Dez que j’ay commençé à connoitre et à goûter les bonnes et les belles choses, vos livres m’ont charmé. J’aime naturellemet une erudition choisie, Amœnitas litterarum ; et je crois bien sentir la force d’un raisonnement, le tour, la justesse, la finesse, la délicatesse et l’atticisme d’une pensée et d’une expression. Mais ce bon gout vous me l’avez donné, et je crois vous en avoir obligation ; je suis sûr du moins que vos livres ont beaucoup contribüé à me former l’esprit. /

Sur ce pied là jugez Monsieur si cette effusion de cœur que vous avez vû dans ma lettre à M de Buzelin, est un jeu d’esprit. Je ne croyois pas que vous dûssiez la voir, si je l’avois crû je n’y aurois pas parlé si librement ni de vous, ni de mon sermon. Je ne me plains pourtant point de la petite supercherie qu’on m’a faitte, elle a produit un effet qui m’est trop agreable.

Je me suis acquitté Monsieur avec bien du plaisir des commissions que vous me donniez. Mr de S[ain]t Evrem[on]t fait assez mystere de ses livres, et ne les avoüe pas volontiers ; j’ay craint que si je m’adressois à lui en droiture* il ne me satisfit pas. J’ay donc prié une personne de la premiere qualité qu’il voit tres souvent de lui faire la question que vous souhaittez. Elle l’a fait, et voicy la reponse qu’a fait Mr. de S[ain]t Evrem[on]t[.] Qu’il est vray qu’au sortir du college il avoit travaillé à la piece intitulée les Academistes, qu’il n’y avoit pas travaillé seul, que le comte dont parla le Chevreana y avoit eu plus de part que lui, que d’autres encore y avoient contribüé ; que la comedie etoit fort mauvaise, mais qu’il y a 18 ou 20 ans qu’on la lui renvoya, qu’il la retoucha et la réfit[,] que cette piece ainsi refaitte etoit fort bonne, mais qu’elle s’est perdûë.

Mr de La Bastide n’est pas en ville, je lui ay donc fait tenir à sa campagne votre billet, en lui faisant dire seulement qu’il venoit de Hollande. Il a pris la peine de m’envoyer une reponse que vous trouverés incluse dans ma lettre. Il y a bien des on ; s’ils ne vous contentent pas Monsieur et que vous souhaittiez quelque chose de plus positif, je m’offre de faire parler à Mr de Ruvigni qui est aujourd’huy comte de Gallway et l’un des 3 gouverneurs de l’Irlande. Je crois que ce seigneur pourroit mieux vous contenter que Mr de La Bastide ; faites moi savoir s’il vous plait ce que vous en pensez.

Croiriez vous Monsieur que les perquisitions que j’ai fait[es] sur le temps de la mort de Mr Colomiez m’ont donné plus de peine que tout le reste, et que je ne suis pas content de ce que j’ay à vous ecrire, tout ce que j’en ay pu savoir dans la maison où il est mort, des personnes qui l’ont servi et assisté etc., est qu’il y aura 7 ans à • Noel prochain qu’il mourut, et que ce fut 8 ou 9 jours apres la fete de Noël, un me[r]credy à ce qu’on croit. Si je n’avois attendu le retour d’une personne qui est à la campagne et qui est instruitte de tout cecy, j’aurois eté consulter les registres de l’Eglise de S[ain]t Martin où son corps fut enterré. Ce sera pour une autre fois, et peutetre même avant que de fermer ma lettre si celui qui doit s’en charger ne part que demain. Vous avez raison de dire qu’il ne suffit pas qu’il soit vray qu’il soit mort socinien, qu’il faudroit en avoir pour garand ou la notorieté publique ou quelque piece authentique. / Je me suis informé de ce fait avec toute l’exactitude que m’a pû permettre la maladie et la mort de Mr Chamier min[istre] mon intime ami. Il m’a eté impossible de parvenir à la certitude que je cherchois. Tout le monde est convaincû ou à peu pres de son socinianisme[ ;] il est etrange qu’on soit en peine de le prouver. Toutes les preuves que j’en ay pu decouvrir se reduisent à cecy que Mr • Colomiez voyoit tous les jours durant sa maladie un ou plusieurs ministres sociniens ou reputez tels. Mr de L’Ortie, Mr Du Sene, Mr • Souverein, Mr Maiou, et Mr Du Temps, je ne sçai si j’ortografie bien leurs noms. Le dernier de cette Pleiade mourut quelque temps apres et se declara socinien au lit de mort, quoi qu’il eut tergiversé et nié avec des sermen[t]s horribles pendant qu’il se portoit bien. Je m’arrête trop sur un fait que vous ne seriez pas bien aise je pense qui fut averé. Mr de La Riviere m’a dit une particularité assez plaisante de Mr Colomiez[ ;] c’est une bagatelle mais vous savez faire un si bon usage de tout[,] que j’ose vous l’ecrire.

Colomiez etoit marié d’un mariage de conscience avec une fille de peu, quelque servante de cabaret à Lambeth où il etoît bibliothequaire de l’archev[êque] de Cantorbery. Se sentant malade il vint à Londres, il y mourut ; on n’en donna point avis à cette femme. Elle arriva chez lui precisem[en]t dans le temps qu’on alloit l’enterrer : elle fit la furie, se declara sa femme, témoigna des transports de douleur qui effrayoient tout le monde. Il fallut décloûër la biere, elle voulut voir ce cadavre qui êtoit hideux, elle se colla sur son visage[,] le baigna de ses larmes[,] vouloit expirer sur lui. On s’approche d’elle, on lui dit, par le conseil de Mr de La Riviere qui etoit present qu’il fallait qu’elle prit patience et qu’il y avoit un legs de 30 livres sterlin[g] pour elle. Sur le cham[p] elle se leve[,] oublie sa douleur[,] demande à voir le testament, avale un verre de vin d’Espagne et marque presque autant d’emportement dans sa joye qu’elle venoit de faire dans son affliction feinte ou veritable.

Je ne saurois m’informer de nouveau si Heidanus a êté ministre pres de Geneve. Ce fut Mr Suicer, professeur en philos[ophie] à Zurich, tres savant et tres honnete homme qui me le dit, il a 8 ans, en me prêtant le livre De Origine erroris. Il me nomma le village, mais le nom m’a échappé. Je jurerois bien sur sa parole que cela est ainsi. Si la chose en vaut la peine et que vous vouliez vous en informer, vous le pourrez aisement, Mr Suicer a commerce* avec Mr We[t]stein libraire d’Amsterdam. Depuis que je suis en Anglet[erre] je n’ay eu nul commerce ny en Suisse ni à Geneve, quoy que j’aye beaucoup d’amis et de connoissances.

L’approbation que vous donnez à l’apologie que j’ay fait[e] de David m’est fort glorieuse. Pour faire la mienne car j’en ay besoin aussi de n’avoir pas supposé que vous aviez vû tout ce que je pouvois alleguer en faveur de ce prince, je vous avoûërai avec ma franchise ordinaire que j’aime beaucoup les Pseaumes et que cette affection tombe par contre coup sur le prophete qui les a faits : et que sçachant que vous n’avez pas [de] raison d’aimer les nouveaux prophetes, je craignis que les vieux ne patissent un peu d’une mauvaise humeur dont ils ne pouvoient pas mais. Qu’ainsi vous n’y aviez pas regardé de si pres, Tros Rutulusve ferat, je vous en demande tres humblement pardon, je m’en rapporte à vous, j’espere que vous / contenterez tout le monde ; les gens raisonnables du moins ; et c’est assez ; pour les bigots c’est une autre affaire, cette secte là et celle des ignoran[t]s qui est bien nombreuse n’est pas capable d’entendre raison. Il faut les abandonner à leur mauvais goût.

Vous voyez Monsieur que je tache de meriter la confidence que vous m’avez faitte, en vous parlant à cœur ouvert. Je pousserai ma sincerité jusqu’à vous dire qu’il ne me souvient point du tout de mes remarques sur David, mais qu’il me semble seulement en gros que lors que je les ecrivis il me paroissoit qu’on ne pouvoit repliquer rien de bon à la pluspart. Je crois bien que je me trompois, si votre temps etoit moins pretieux je vous prierois de m’en convaincre en detail quand vous en aurez le loisir.

Si l’ami qui me prêta votre Dictionnaire est encore en humeur de me le preter[,] je me delasserai volontiers avec vous Monsieur de l’etude fatiguante des Peres. Nous sommes malheureux nous autres, il nous faut ennuyer longtemps à lire ces gens là, pour dire que nous les avons lûs. Au moins faut il beaucoup d’industrie pour faire de leurs ouvrages ce que Virgile faisait de ceux d’ Ennius. Pourquoy tous ces faiseurs d’in folio n’ont ils mêlé utile dulci comme vous faites si bien. L’étude ne seroit plus un travail, ce seroit une occupation delicieuse.

En vous rélisant je marquerai mes doutes, et puisque vous le voulez bien Monsieur j’oserai vous les proposer. Il y a trop à gagner pour moi dans la permission que vous me donnez et sans parler de cette esperance que vous me laissez entrevoir, et qui auroit bien satisfait Pline le Jeune qui importunoit tant Tacite comme vous scavez, qui n’etoit pas un aussi bon garand que vous de la reputation de qui que ce soit. Je m’instruirai et je n’aurai pas honte de vous decouvrir mon ignorance, assuré que vous auriez la bonté de la guerir.

Si vous vouliez Monsieur me donner lieu de meriter et les faveurs que vous m’avez dejà faites et celles que vous me promettez dont je vous ren[d]s mille action[s] de graces, j’en serois charmé ! Voyez à quoi je puis vous etre utile, j’aime à lire[,] j’ay perdu ou employé bien du temps à apprendre beaucoup de langues, je vous ecris cecy afin que s’il y avoit en ce pays icy et dans nos bibliotheques quelque livre que vous souhaitaissiez [ sic] de connoitre vous me fassiez la grace de m’employer. Je vous promets de vous en rendre bon conte, vous servir c’est servir le public, et c’est travailler pour soi même et je vous avouë, que je ne suis pas insensible à cette espece de gloire, nec enim mihi cornea fibra est.

Je suis plus que je ne le puis dire Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur

Paul de La Roque

Si vous me faittes l’honneur de m’écrire vous pouvez m’adresser vos lettres Monsieur, chez Mr Vaillant, libraire dans le Strand, vis à vis la Savoye.

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