Lettre 1378 : Pierre Bayle à Jean Bruguière de Naudis

A Rotterdam, le 8 septembre 1698

Si vous saviez les embarras dont un auteur de Dictionnaire en gros volume est environné, et les fréquen[t]s maux de tête qui arrêtent mon travail, vous excuseriez sans doute, Monsieur mon très-cher cousin, mon trop long silence. J’ai prié notre ami de l’isle de Ré, de vous faire là-dessus mes excuses. Aujourd’hui ce sera moi-même qui vous prierai d’entrer en bon ami dans toutes les raisons qui m’empêchent de vous écrire aussi souvent que je le voudrois. J’eusse surtout souhaité de vous donner de mes nouvelles, peu après l’honneur que j’eus de faire la révérence à M. de Bonrepaux ambassadeur de France à La Haye. Son excellence me fit un accueil très-obligeant, et j’eus là une très belle occasion de connoître son esprit, son habileté et le grand mérite qui l’a élevé aux emplois que le Roy son maître lui a confiés. J’eus d’ailleurs un plaisir extrême dans la conversation du jeune Monsieur le marquis de Bonnac (c’est ainsi que s’appelle en ce païs-ci, M. de Bezac) il a tout le feu imaginable, et de plus, les manieres les plus honnêtes ; il aime les livres, il sait beaucoup, il parle bien ; et à la bonne école où il est, il deviendra un homme accompli. J’ai une joie extrême qu’une Maison qui faisoit depuis long tems l’ornement de notre petite province, soit aujourd’hui dans une élévation si éclatante, et vous pouvez être assuré que je n’oublierai point cela dans mon Dictionnaire.

Ce que vous me marquez que M. de Bézac a écrit, est vrai. Le consistoire de cette Eglise m’a voulu faire des affaires au sujet de mon Dictionnaire ; et si la passion de quelques membres eût été suivies, on auroit poussé un peu loin la chose ; mais enfin tout cela s’est evanoüi par la promesse que j’ai faite de changer et de rectifier dans une seconde edition, les endroits qui avoient déplû. Je travaille depuis ce tem[p]s-là à une révision exacte de tout l’ouvrage, et vous ne sauriez croire combien est pénible une telle révision, et combien elle va lentement, à cause des incommodités de vieillesse qui commencent à se faire sentir en moi. Me voilà tantôt au commencement de ma cinquante-deuxième année. C’est vieillesse pour des gens de petite complexion, comme j’ai toujours été, et qui ont étudié beaucoup. Je serois ravi d’avoir l’honneur d’envoier un exemplaire du Dictionnaire à Madame la marquise de Bonnac, j’y en joindrois un autre pour vous le plus agréablement du monde ; mais notre ami de l’Isle de Ré vous a pu dire les obstacles que cela souffre, à cause que le livre a été défendu dans le royaume. Il n’y a point de maître de navire qui le veuille prendre ici, à moins qu’on ne le cautionne de toutes les suites qui en pourroient arriver, et il n’y a plus de confiance à prendre dans leurs soins, lorsqu’ils ont une bonne caution.

L’autre chose que Monsieur de Bezac a écrite, sçavoir, que je ne suis pas en bonne odeur à l’égard de la religion, est encore véritable, par rapport aux esprits populaires, ce qui, comprend presque tout le genre humain. Ces esprits-là ont toujours douté de la religion des philosophes, et les ont persécutez ; ils n’ont jamais distingué à l’égard des philosophes chrétiens, ce qu’il falloit distinguer. Les philosophes chrétiens qui parlent sincèrement disent tout net qu’ils sont chrétiens, ou par la force de l’éducation, ou par la grace de la foi que Dieu leur a donnée, mais que la suite des raisonnemens philosophiques et démonstratifs ne seroit capable que de les rendre sceptiques à cet égard toute leur vie ; et ils alleguent là-dessus les difficultés que la raison peut former à l’infini pour tout, et contre tout, sans en excepter même les vérités mathématiques, qui dans l’ordre des connaissances humaines sont les plus certaines et les plus évidentes de toutes. J’ai déclaré en quelques endroits de mon ouvrage que c’est par la voie de l’autorité, c’est-à-dire, en nous faisant aquiescer par la foi aux doctrine revelées, quelque incompréhensibles qu’elles soient, que Dieu nous amene au salut, et non pas par des démonstrations prouvées sur les principes de la lumiere naturelle et de la philosophie. Ces déclarations, quelque conformes qu’elles soient aux principes communs et fondamentaux des catholiques romains et des protestan[t]s, ont effarouché nos esprits populaires, et leur ont persuadé que sur le chapitre de la réligion, je dois être fort suspect. Injustice visible, mais que l’on ne peut appercevoir qu’en sachant philosopher et tirer des conséquences exactes de la différence que les théologiens ont toujours mise entre les objets de la science et les objets de la foi. Cette matiere nous ameneroit trop loin et en voilà assez pour un esprit juste comme le vôtre.

J’ai appris avec douleur le ravage que la grêle a fait sur votre récolte, et avec plaisir, le repos où vous êtes encore touchant la conscience. On croit que la guerre recommencera plus généralement que jamais contre la France, dès que la succession des couronnes d’Espagne sera ouverte, et l’on regarde ce tem[p]s-là comme prochain.

J’ai ecrit encore aujourd’hui à Montauban pour l’affaire que vous savez. J’embrasse de tout mon cœur ma chere cousine votre épouse, et le reste de votre famille, et me recommande aux bonnes graces de toute la parenté. M. Bayse m’a écrit de Dublin en Irlande qu’il a de bonnes nouvelles de notre chere tante ; j’en ai une satisfaction incroyable, il est assez bien où il est, et néanmoins il voudroit un autre état, et voïager comme gouverneur de quelque jeune gentilhomme.

Il s’est élevé une querelle entre nos principaux ministres, qui est fort scandaleuse et fort propre à nous rendre ridicules auprès de nos ennemis, M. Jaquelot ministre françois à La Haye commença il y a cinq ou six mois à faire imprimer des lettres adressées aux prélats de France, on en voïoit une nouvelle tous les quinze jours plus ou moins : le public les reçût ici avec de grands applaudissemens. Tout d’un coup, M. Benoit ministre françois à Delf[t] se mit à publier d’autres lettres adressées aussi aux prélats de France où il déclaroit que cet autre qui leur écrivoit étoit un homme suspect d’heresie et que le parti ne pouvoit considerer que comme un faux frere. M. Jaquelot s’est contenté d’avertir que son adversaire étoit lui-même un faux frere et un émissaire du clergé, et a continué ses lettres, M. Benoït continuë aussi les siennes où il réfute celles de l’autre. Les amis de M. Jaquelot ont publié quatre ou cinq lettres où M. Benoît est fort mal traité. Je ne sai quelles seront les suites de cette querelle, mais elle est fort échauffée, et presque tout le monde condamne la conduite de M. Benoît.

Je suis, Monsieur mon tres cher cousin, tout à vous.

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