Lettre 1396 : Pierre Bayle à Charles Ancillon

A Rot[t]erdam le 5 e de decembre 1698

Monsieur

Si vous aviez critiqué cent fautes dans mon Diction[n]aire ; ce qui vous eut été facile, aiant autant de lumieres que vous en avez ; vous ne m’auriez causé aucun deplaisir ; car sans doute*, vous l’auriez fait d’une maniere qui eût témoigné au public, que je ne vous suis pas indifferent : mais je vous avoue, Monsieur, que pour avoir seulement attaqué un endroit de mon ouvrage, vous m’avez fait sentir bien des emotions facheuses* ; car cela m’attaque beaucoup plus du coté de l’honnête homme, que du coté de l’ecrivain d’un Diction[n]aire. Je me console facilement de ce que je puis commettre contre le devoir d’un bon auteur : ce sont des fautes d’ignorance, et involontaires, dont on ne sent pas les remords : mais je ne me pardonnerois pas une faute contre l’equité et la droiture ; je serois moi même mon propre juge et mon persecuteur ; et je ne pourrois penser / sans douleur, qu’on m’en crût coupable.

Or voila, Monsieur, de quel côté vous prenez la chose. Vous insinuez qu’il peut y avoir eu quelque chagrin* contre vôtre famille, duquel vous ne devinez point la cause, qui m’a porté à obscurcir autant que j’ai pû la gloire de feu Monsieur Ancillon ; et afin que cela paroisse plus enorme, vous parléz du commerce de lettres qui a été entre nous ; et je croirois, Monsieur, ne rendre point à vôtre merite la justice qui lui est duë, et pecher contre nôtre ancienne connoissance, si je n’étois sensible à l’injure que vous m’avez faite, et si en bon ami, je ne vous en faisois pas une plainte, dans la vûe et l’esperance que le mal-entendu étant ôté, ceci ne diminuera point la liaison qui a été entre nous.

Si vous aviéz attendu la suite de mon ouvrage[,] vous auriez vû de qu’elle [ sic] maniere je parle de feu Monsieur Ancillon vôtre pere : l’occasion ne s’en est point presentée dans mes deux premiers volumes, et je me reservai pour des articles où il entreroit naturellement. Il y a plus / d’un an que mon article de « Farel » est tout prêt à être imprimé ; c’est là que j’ai parlé de Monsieur Ancillon avec éloge. Il y a d’autres articles composés avant que j’eusse vôtre plainte, dans lesquels je me fais honneur du commerce de lettres que j’eus avec lui plusieurs années de suite, et si j’avois eu son Apologie de Luther, Beze, etc. je l’eusse bien citée, et amplement. Je la ferai chercher par tout, afin d’en tirer bien des passages ; mais je ne sai si je la pourrai trouver ; et si je ne serai pas contraint de recourir jusqu’à vous, afin d’en avoir un exemplaire. Enfin, dès que je sûs par le journal de Leipsig, que vôtre Mêlange critique devoit être suivi d’un discours sur sa vie, je me déterminai avec la plus grande joye du monde à donner un article de Mr Ancillon. Le sieur Desbordes m’envoia hier ce discours-là ; et je tombai bien tôt en le parcourant, sur vôtre plainte, qui ne m’empechera pas de faire ce même article, avec une entiere disposition de faire con[n]oître le merite de cet illustre ministre, dont la memoire me sera toujours en veneration. Venons au fait.

Souffrez que je vous represente, Monsieur, que la / tendresse filiale, dont les excès sont au fond excusables, et même louables, vous a un peu seduit dans cette affaire. Vous avez crû voir dans mon livre, ce qui n’y est point du tout : vous avez crû y lire qu’à cause de la grande consideration qu’on avoit pour Mr Ferri, on trouva bon qu’on le nommât ministre de la r[eligion] r[éformée] ; mais qu’à l’égard de Monsieur Ancillon, la justice s’opposa à une semblable chose ; et qu’on la fit effacer, parce qu’on n’avoit pas les mêmes égards pour l’un, qu’on avoit eu[s] pour l’autre.

Je viens de relire mot à mot tout mon article « Ferri » et je n’y ai rien trouvé qui contienne les propositions causales que vous rap[p]ortez. Je n’ai point dit en propres termes ; je n’ai pas même insinué, que la consideration de Mr Ferri ait été cause qu’on ait souffert l’inscription de la taille douce, et qu’une moindre consideration de Mr Ancillon ait fait qu’on fit effacer etc. Je puis vous protester en honnête homme ; et j’en pourrois faire serment, que lors que je fis cet article, ni depuis, il ne m’est jamais venu dans l’esprit, que mes paroles pourroient faire / naitre à mes lecteurs l’idée de ce pretendu parallele. J’ajoute que le mémoire que j’ai suivi ponctuellement, et dont je garde l’original, et dont vous connaissez bien l’ auteur (car quoique je ne l’aie pas nommé, je l’ai assés designé par ses Remarques sur la « Confession de Sanci », à l’égard de ses compatriotes, et sur tout à l’égard d’un curieux de livres comme vous), ne marquoit point les aventures des tailles-douces d’une maniere qui insinuât aucune idée de préference.

Je n’y ai vû, et je ne crois pas que d’autres lecteurs y découvrissent autre chose qu’une époque de persecution chicaneuse des missionnaires. On a voulu marquer (et quant à moi je vous jure que je n’ai eu que cette pensée) que jusqu’à la mort de Mr Ferri, la liberté des protestan[t]s de Mets eut quelque sup[p]ort ; mais que les vexations s’augmenterent peu à peu, jusques là, qu’on perdit même, par les chicanes des adversaires le droit de marquer aux tailles-douces des ministres la qualité de etc. Vous savez bien que les procés des missionnaires, contre les ministres, au sujet de ce titre ou semblables, ont regardé principalement les / ministres importan[t]s. On chicana là-dessus Mr Aubertin, après un beau livre qu’il avoit fait ; Mr Bochart d’Alençon fut chicané aprés un autre bon livre ; j’en parle dans mon Diction[n]aire : de sorte que ce seroit plûtôt une gloire superieure à celle de Mr Ferri, qu’une inferiorité, que de dire « le clergé ne se formalisa point des titres qui furent donnés à Ferri, mais il se formalisa de ceux qui furent donnés à Ancillon. » N’est-ce pas l’esprit des persecuteurs d’avoir plus de haine, et de chercher plûtôt noise, quand un ministre leur paroît plus redoutable, que quand il le paroît moins ? Cependant Monsieur, vous vous imaginez que c’est « noircir la mémoire » de Monsieur vôtre pere, que de dire que les ennemis de nôtre Religion ne voulurent point souffrir qu’il fût appellé Verbi divini Minister au bas de sa tail[l]e-douce. Il est clair et par le texte de l’article, et par ma remarque, que ce furent les papistes qui ne voulurent point permettre etc. et qui voulurent qu’on effaçât, etc. Cela peut-il être fletrissant à Mr Ancillon ? Est-ce autre chose que toucher leurs chicaneries, et les progrés de leurs vexations ?

Vous trouvez mauvais, que n’aiant dit que / cela, j’aie fait paroitre le nom de Monsieur vôtre pere dans la table : mais si vous aviez lu l’Avertissement qui est à la tête de la table, vous eussiez vû que je n’en suis point l’auteur. Je fus si pressé les derniers mois de l’impression ; parce que le libraire pour des interêts considerables, vouloit que tout fût achevé avant l’hiver ; que je ne pus ni faire la table, ni la lire. On la fit faire par un ministre refugié ; et apparement il n’emploia le mot de Mr Ancillon, qu’afin de marquer une chicane du missionnaire.

Je vous conjure, Monsieur, de bien peser tout ceci ; et je suis persuadé que si vous le faites, vous éclaircirez sur ce pied-là le malentendu dans le premier livre que vous donnerez au public ; en attendant que de mon côté je donne dans la suite de mon ouvrage, les eclaircissemen[t]s necessaires.

Je lis avec un extrême plaisir votre Mélange critique, et j’en emprunte plusieurs faits curieux, en citant toujours selon ma coutume. Vous agréeréz que je pren[n]e la liberté de discuter quelquefois, si les faits sont veritables : la / plus haute estime, et la plus grande amitié doi[ven]t souffrir cela.

Je suis avec toute sorte de consideration, Monsieur, votre etc.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261755

Institut Cl. Logeon