Lettre 1402 : Gottfried Wilhelm Leibniz à Pierre Bayle

Hanovre 27 decembr[e] 1698

A Mons[ieur] Bayle à Rot[t]erdam

Je cheris fort l’honneur de vostre obligeante lettre que • Mons. Ba[s]nage de Beauval m’a envoyée. Il ne m’en pouvoit point arriver de plus agreable, ny d’une personne dont j’honnore d’avantage • l’excellente erudition. Je suis sur tout bien aise, que ma reponse à vos objections ne vous a point deplû. • Aimant la verité, et vous mettant au rang de ceux qui la peuvent approfondir d’une maniere capable d’avancer considerablement nos connaissances, je seray tousjours ravi de pouvoir profiter de vos lumieres. Et • n’osant point esperez qu’un petit discours tel que • celuy qui • doit paroistre dans le journal de M. Beauval avec vostre permission, puisse satisfaire entierement à vos difficultés, j’aimeray mieux d’apprendre celles qui vous restent, ou qui vous peuvent estre venues de nouveau ; que • de recevoir des applaudissemen[t]s de la multitude.

J’ay • fait mettre dans les Actes de Leipzig du mois de septembre une reponse à Mons[ieur] Sturmius, professeur à Altdorf, connu par ses ecrits de philosophie et de mathematique, où je tache de luy monstrer, qu’il appartient aux substances • créées • d’estre actives et d’avoir quelque force en elles.

J’ay receu une lettre • d’un auteur celebre et qui passe avec raison pour un des premiers philosophes de ce temps, où il me donne avis avec cette louable sincerité qu’il a tousjours fait paroistre, d’avoir quitté • enfin l’opinion receue chez les cartésiens et • employée souvent par luy même, qu’il se conserve toujours la même quantité de mouvement, • disant d’avoir reconnu qu’il se conserve seulement la même • somme de mouvement du même costé et non pas absolument. • Je luy répondray que ce qu’il dit est vray, mais que ce n’est pas assez à mon avis. • S’il n’y avoit que cela, il ne [se] conserveroit rien en vertu des regles lorsque les corps concourent avec des vistesses contraires reciproques à leur[s] masses. Et il se conserveroit tres peu, lorsque l’un a tant soit peu plus de quantité de mouvement que l’autre. Mais il n’en est pas ainsi. La verité est que la nature conserve tousjours encor la même force absolue en sorte que ces corps pourront produire autant d’effect • apres le choc qu’ils en avoient pû produire auparavant, si rien d’accidentaire n’absorbe une partie de la force. Par exemple, si les deux corps concourant estoient pesan[t]s, et si on s’imaginoit qu’avant le choc ils tournoient leur mouvement à monter chacun à part dans quelque plan incliné, et • que par là • leur commun centre de gravité puisse arriver à une certaine hauteur, il faut que si on leur donnoit occasion de monter apres le choc, ce centre commun puisse encor arriver à la même hauteur, à fin qu’il ne se perde rien de la force. En effect l’experience confirme mon sentiment, et feu M. Hugens à qui je l’avois fait remarque, le trouva veritable • et l’exprima ainsi depuis qu’il se conservoit la même force ascensionale. Mais j’aime mieux • de dire • qu’il se conserve absolument la même force •, puisqu’elle paroist non seulement dans les ascensions, mais encor dans quelque autre effect qu’on puisse prendre. Car si les corps • concouran[t]s pouvoient • bander justement un certain nombre de ressorts egaux avant le choc, ou donner un certain degré de • vistesse à un certain nombre de globules •, je • tiens qu’ils en pourront faire autant par apres, et ny plus ny moins.

Mons. Bernoulli, professeur à Groningue, avoit esté pour l’opinion commune mais apres avoir examiné la mienne avec soin, il • s’est rendu entierement. Il est vray que cette conservation de la force ne se peut obtenir qu’en mettant par tout du ressort dans la matiere, • et qu’il s’ensuit une conclusion qui paroistra estrange à ceux qui ne conçoivent pas assez les merveilles des choses : c’est qu’il y a pour ainsi dire des mondes dans les moindres corps, puisque tout corps quelque petit qu’il soit a ressort, et par consequent est environné et pénétré par un fluide aussi subtil à son egard que celuy qui fait le ressort des corps sensibles le peut estre à nostre egard, et qu’ainsi il n’y a point de premiers elemen[t]s, puisqu’il en faut dire autant de la moindre portion du plus subtile fluide qu’on peut supposer. Mais ce n’estoit pas mon dessein de m’enfoncer icy dans ces matieres. Il me reste de dire • que j’avois attendu l’ Histoire des ouvrages de M. de Beauval pour vous repondre, croyant que vous y adjouteriés peut estre quelque chose à mes reflexions, mais comme on me dit qu’elle n’a pas encor paru, je n’ay point voulu laisser passer l’année sans m’acquiter de mon devoir, et sans vous asseurer de [ sic] zele avec lequel je suis etc.

P.S. M. Mastricht, syndic de la republique [de] Breme, tres habile homme • et ami particulier de M. Placcius de Hambourg, m’a chargé de vous écrire, que le grand ouvrage des Anonymes et pseudonymes de M. Placcius estant achevé, on seroit prest de • l’abandonner à un libraire, et M. de Mastricht croit qu’il vous en feroit volontiers le maistre, pour faire paroistre comme il faut un ouvrage qui servira merveilleusement à eclairer l’histoire lit[t]eraire. Si • vostre loisir vous permettoit de faire sçavoir bientost vostre sentiment là dessus, vous obligeriés ces Messieurs et moy aussi.

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